Выбрать главу

" Tout ce que vous venez de raconter n'est qu'un ramassis de pures divagations. Pas une seule preuve, pas un seul fait concret. Uniquement des suppositions et des conjectures ne reposant sur rien. Oui, mon vrai nom est Marie Sanfon, mais pas un seul tribunal de par le monde n'a jusqu'à ce jour été en mesure de prouver ma culpabilité. C'est vrai, on m'a souvent calomniée, mes nombreux ennemis ont monté contre moi bien des machinations, plus d'une fois le destin lui-même m'a été contraire, mais j'ai les nerfs solides, et il n'est pas facile d'abattre Marie Sanfon. Je ne suis coupable que d'une chose : d'avoir aimé à la folie un criminel et un fou. Nous nous sommes mariés secrètement, et je porte son enfant

309

dans mon sein. C'est lui, Charles, qui a tenu à ce que nous gardions secret notre mariage. Si ma faute est un crime, eh bien, je suis prête à comparaître devant une cour d'assises, mais vous pouvez être certain, monsieur le policier improvisé, que tout bon avocat aura tôt fait de réduire à néant toutes vos chimères. Au fond, qu'avez-vous à me reprocher ? Le fait d'avoir passé ma jeunesse dans un couvent et d'avoir soulagé les souffrances d'autrui ? Oui, il m'est arrivé de faire des piqûres, et alors ? A cause des tortures mentales infligées par ma clandestinité, à cause d'un début de grossesse difficile, je me suis adonnée à la morphine, mais j'ai maintenant trouvé en moi la force de me débarrasser de cette pernicieuse habitude. Mon époux, secret mais, ne l'oubliez pas, parfaitement légitime a insisté pour que je fasse ce voyage sous un nom d'emprunt. C'est ainsi qu'est né le mythique banquier suisse dénommé Kléber. Ce mensonge m'était très pénible, mais pouvais-je opposer un refus à mon bien-aimé ? Il faut savoir que je ne soupçonnais ni sa double vie, ni sa funeste passion, ni ses plans insensés !

Charles m'expliqua qu'en tant que second du bateau il ne lui était pas possible d'emmener sa femme avec lui, mais qu'il n'aurait pas non plus le courage de supporter notre séparation, qu'il se faisait du souci pour la santé de notre cher bébé et donc qu'il serait mieux que je fasse le voyage sous une fausse identité. Qu'y a-t-il ici de criminel, je vous le

demande ?

Je voyais bien que Charles n'était pas dans son état normal, qu'il était en proie à une sorte de fièvre mystérieuse, mais, bien sûr, même dans mes pires cauchemars, je ne pouvais imaginer que c'était lui

310

qui avait commis le monstrueux crime de la rue de Grenelle ! Et pas un seul instant il ne m'est venu à l'esprit qu'il pouvait être le fils d'un rajah indien. Cela me fait un choc de savoir que mon futur enfant est pour un quart indien. Pauvre petit, fils d'un dément ! Il ne fait aucun doute pour moi que, dans les derniers jours, Charles n'était plus maître de lui-même. Un homme psychologiquement équilibré aurait-il tenté de couler le bateau ? Cet acte est de toute évidence le fait d'un malade. Il va de soi que j'ignorais tout de ce projet délirant ! "

Là, Fandorine l'interrompit et, avec un odieux petit sourire ironique, il demanda : " Et votre cape soigneusement pliée dans le sac de voyage ? "

Mrs Kléber, non, miss Sanfon, c'est-à-dire madame Reynier... Ou madame Bagdassar ? Je ne sais pas comment il faut l'appeler. Bon, disons Mrs Kléber puisqu'on y est habitué. Donc, elle répondit à son inquisiteur avec une grande dignité : " Manifestement, mon mari avait tout préparé pour notre fuite et s'apprêtait à me réveiller à la dernière minute. "

Fandorine ne lâcha pas prise. " Pourtant vous ne dormiez pas, dit-il avec une mine hautaine. Alors que nous longions le couloir, je vous ai aperçue. Vous étiez vêtue des pieds à la tête et aviez même un châle sur vos épaules. "

" Oui, une angoisse inexplicable me tenait éveillée, répondit madame Kléber. Je sentais en mon for intérieur que quelque chose clochait... J'avais une étrange sensation de froid et n'arrivais pas à me réchauffer, c'est pour cela que j'ai mis un châle. C'est un crime ? "

J'ai été ravi de voir le procureur bénévole perdre de sa superbe. L'accusée poursuivit avec une calme

311

assurance : " Quant au fait que j'aurais torturé l'autre fou, monsieur Gauche, cela dépasse toute imagination. Je vous ai dit la vérité. La cupidité avait fait perdre la boule à ce vieux crétin, qui m'a menacée de mort. Je ne sais pas moi-même comment mes quatre balles ont pu faire mouche. Mais c'est un pur et simple hasard. C'est sans doute la Providence qui a guidé ma main. Non, monsieur, de cela non plus vous ne sortirez rien. "

De la suffisance de Fandorine il ne restait plus trace. " Permettez, dit-il, commençant à s'inquiéter. Mais vous avez quand même bien trouvé le foulard ! C'est vous qui l'avez caché sous le tapis !

- Encore une affirmation gratuite, le coupa Mrs Kléber. Le foulard, c'est évidemment Gauche qui l'a caché après l'avoir dérobé à mon mari. Et, nonobstant toutes vos basses insinuations, je vous remercie, monsieur, de m'avoir rendu mon bien. "

A ces mots, elle se leva tranquillement, s'approcha de la table et prit le foulard !

" Je suis l'épouse légitime du non moins légitime héritier du rajah d'Emeraude, déclara cette surprenante femme. J'ai mon certificat de mariage avec moi. Dans mon sein, je porte le petit-fils de Bagdas-sar. Oui, feu mon mari a commis une série de crimes très graves, mais quel rapport cela a-t-il avec moi et avec notre héritage ? "

C'est alors que miss Stamp bondit de sa chaise et essaya d'arracher le foulard à Mrs Kléber.

" Les biens meubles et immeubles du rajah de Brahmapur ont été confisqués par le gouvernement britannique ! déclara ma compatriote de la manière la plus résolue, énonçant une vérité à laquelle il est impossible de ne pas souscrire. Ce qui signifie que le trésor appartient à Sa Majesté la reine Victoria !

312

- Un petit instant ! intervint notre brave docteur Truffo, bondissant à son tour. Bien qu'italien de naissance, je suis citoyen de la France, dont je représente ici les intérêts ! Les trésors du rajah constituaient la fortune personnelle de sa famille et n'appartenaient pas à la principauté, en conséquence, leur confiscation est illégale ! Charles Rey-nier a volontairement choisi de devenir citoyen français. Il a perpétré un crime d'une extrême gravité sur le territoire de son pays. Selon les lois de la République française, un tel forfait, commis de surcroît dans une intention crapuleuse, est puni par la confiscation au profit de l'Etat de tous les avoirs personnels. Rendez le foulard, madame ! Il appartient à la France ! " Et, d'un geste belliqueux, il attrapa un autre bout du foulard.

S'ensuivit une situation de pat, dont le perfide Fandorine tira profit. Avec la ruse byzantine propre à sa nation, il dit d'une voix forte : " C'est une question sérieuse qui exige d'être débattue. Permettez-moi, en tant que représentant d'une puissance neutre, de confisquer temporairement le foulard afin que vous ne le mettiez pas en charpie. Je vais le déposer ici, à une certaine distance des parties en conflit. "

Tandis qu'il prononçait ces paroles, il s'empara du foulard et alla le poser sur une desserte latérale se trouvant du côté du salon protégé du vent, où les fenêtres étaient fermées. Plus tard, vous comprendrez, bien-aimée Emily, pourquoi je vous donne tous ces détails.

Ainsi la pomme de discorde, triangle bariolé étin-celant d'or, reposait désormais sur la desserte. Debout, dos au foulard, Fandorine semblait jouer à la fois le rôle de sentinelle et celui de garde d'hon-

313

neur. Hormis lui, nous nous regroupâmes tous autour de la grande table. Ajoutez à cela le frémissement des rideaux du côté exposé au vent, la lumière blafarde de cette journée maussade et le balancement irrégulier du sol sous nos pieds. Je vous expose maintenant la scène finale.

" Personne ne prendra au petit-fils du rajah Bag-dassar ce qui lui appartient de droit ! déclara Mrs Kléber, les deux mains sur les hanches. Je suis ressortissante belge et l'affaire sera jugée à Bruxelles. Je n'aurai qu'à promettre qu'un quart de l'héritage sera versé au profit des organismes belges de bienfaisance pour que les jurés se prononcent en ma faveur. Un quart de l'héritage, cela fait onze milliards de francs belges, le revenu national du royaume de Belgique durant cinq ans ! "