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Miss Stamp lui éclata de rire au nez '. " Vous sous-estimez la Grande-Bretagne, ma chère. Vous ne croyez tout de même pas que l'on permettra à votre pitoyable Belgique de décider du destin de cinquante millions de livres ! Pour une telle somme, nous construirons une centaine de puissants cuirassés et nous triplerons notre flotte, déjà la première au monde ! Nous mettrons de l'ordre sur toute la planète ! " Une femme intelligente, miss Stamp. Effectivement, la civilisation n'aurait qu'à se féliciter qu'une somme aussi fantastique vienne emplir les caisses de notre Trésor. La Grande-Bretagne n'est-elle pas le pays le plus avancé et le plus libre du monde ? Et les peuples auraient tout à gagner à vivre selon le modèle britannique.

Mais mister Truffo s'en tenait à un autre avis. " Ce milliard et demi de francs français permettra à la France non seulement de se remettre des conséquen-

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ces tragiques de la guerre contre l'Allemagne, mais également de créer l'armée la plus moderne et la mieux équipée de toute l'Europe. Vous, les Anglais, vous n 'avez jamais été des Européens. Vous êtes des insulaires ! Les intérêts de l'Europe vous sont étrangers et incompréhensibles. Monsieur de Périer, jusqu'à il y a peu second lieutenant du capitaine et actuellement commandant du Léviathan à titre provisoire, ne permettra pas que le foulard tombe aux mains des Anglais. Je vais immédiatement faire venir monsieur de Périer afin qu'il place le foulard dans le coffre de la cabine du capitaine ! "

Puis tous élevèrent la voix ; c'était à qui crierait le plus fort. Complètement déchaîné, le docteur eut même l'outrecuidance de me frapper à la poitrine, tandis que Mrs Kléber envoyait un coup de pied dans la cheville de miss Stamp.

Alors Fandorine prit une assiette sur la table et la fracassa contre le sol. Tous le fixèrent avec effarement, et le rusé Byzantin déclara : " Nous ne résoudrons pas notre problème de cette façon. Vous vous êtes beaucoup trop échauffés, mesdames et messieurs. Je propose d'aérer le salon, l'atmosphère est quelque peu étouffante, tout à coup. "

Fandorine s'approcha alors des fenêtres fermées et entreprit de les ouvrir les unes après les autres. Quand il tira vers lui les deux battants de celle qui se trouvait au-dessus de la desserte où était posé le foulard, il se produisit quelque chose de tout à fait inattendu : pris dans le courant d'air, le fin tissu ondula, frémit et brusquement s'éleva dans les airs. Sous les cris de l'assemblée, le triangle de soie traversa le pont, vacilla par deux fois au-dessus de la balustrade comme en signe d'adieu puis, descendant

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en un mouvement harmonieux,, il partit vers le lointain. Comme ensorcelés, tous les présents suivirent des yeux cette course lente jusqu'à ce qu'elle s'achève quelque part au milieu des vagues paresseuses et moutonnantes.

" Comme je suis maladroit, prononça Fandorine dans le silence de cimetière qui s'était abattu sur le salon. Tout cet argent à l'eau ! Désormais ni la Grande-Bretagne ni la France ne pourront dicter au monde leur volonté. Quel malheur pour la civilisation ! Sans compter que cela faisait bien un demi-milliard de roubles. Cette somme aurait suffi à la Russie pour éponger l'intégralité de sa à-dette extérieure. "

Ensuite, voici ce qui se passa. Mrs Kléber émit un son insolite, une sorte de sifflement chuintant qui me donna des frissons dans le dos. Elle saisit le couteau à fruit et, avec une agilité indescriptible, elle se jeta sur le Russe. Inattendue, l'attaque le prit de court. L'épaisse lame d'argent fendit l'air et s'enfonça dans la chair de Fandorine juste sous la clavicule, mais, semble-t-il, pas très profondément. La chemise blanche du diplomate se teinta de sang. Ma première pensée fut : il y a tout de même un Dieu, et il punit la canaille. Abasourdi, le méprisable Byzantin se jeta de côté, mais la furie écu-mante de rage n'avait pas l'intention d'en rester là. Serrant plus fortement le manche de son couteau, elle leva le bras, prête à porter un nouveau coup.

C'est alors que le Japonais nous étonna tous, alors qu'il n'avait pris aucune part à la discussion et s'était jusque-là discrètement tenu à l'écart. Il bondit pratiquement jusqu'au plafond, cria d'une voix, perçante et gutturale à la façon d'un aigle et, avant

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même d'avoir atteint le sol, de la pointe de sa chaussure il frappa Mrs Kléber au poignet. Même au cirque italien je n'avais jamais vu pareille acrobatie !

Le couteau à fruit alla voltiger plus loin, le Japonais atterrit en position accroupie et, grimaçant de douleur, Mrs Kléber recula, tenant de sa main gauche son poignet meurtri.

Mais elle n'était pas pour autant décidée à renoncer à ses sanguinaires desseins ! Son dos ayant touché la pendule (je vous ai décrit ce monstre), elle se plia brusquement en deux, et souleva le bas de sa robe. J'étais déjà étourdi par le tourbillon des événements, mais là, c'en était trop ! J'aperçus (pardonnez-moi, chère Emily, de vous parler de cela) sa cheville gainée de soie noire et un volant de sa culotte rosé, mais l'instant suivant, Mrs Kléber se redressa et, dans sa main gauche, surgi d'on ne sait où, apparut un pistolet. Très petit, à double canon, incrusté de nacre.

Je n'ose pas vous répéter mot pour mot ce que cette personne déclara à Fandorine, d'autant que vous ne connaissez sans doute même pas de telles expressions. Le sens général de son propos, particulièrement énergique et expressif, revenait à dire que " l'infâme dépravé " (j'emploie un euphémisme, car Mrs Kléber s'est exprimée plus grossièrement) paierait de sa vie sa vile manouvre. " Mais, pour commencer, je vais mettre hors d'état de nuire ce serpent jaune venimeux ! " cria la future mère et, avançant d'un pas, elle tira sur mister Aono. Celui-ci tomba à la renverse et se mit à gémir sourdement.

Mrs Kléber fit un pas supplémentaire et dirigea son petit pistolet droit sur le visage de Fandorine. " Je ne manque effectivement jamais ma cible, mur-

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mura-t-elle entre ses dents. Et je vais loger un plomb entre tes deux jolis petits yeux. "

Le Russe se tenait debout, sa paume pressant la tache rouge qui s'élargissait sur sa chemise. Je ne peux, pas dire qu'il tremblait de peur, mais il était

blême.

Une grosse vague fit tanguer le bateau plus fortement, et je vis l'hideuse et colossale Big Ben pencher, pencher et... s'abattre droit sur Mrs Kléber ! Un bruit sourd de bois dur sur le crâne, et la turbulente femme tomba face contre terre, écrasée sous le poids de la tour de chêne.

Tous s'élancèrent vers mister Aono, qui gisait, la poitrine transpercée d'une balle. Il était conscient et faisait des efforts pour se redresser, mais le docteur Truffo s'accroupit près du blessé et, le prenant par les épaules, l'obligea à rester allongé. Après avoir coupé son vêtement, le médecin examina l'orifice par où était entrée la balle et fronça les sourcils.

" Ce n'est pas glave, prononça doucement le Japonais entre ses dents serrées. Le poumon est tlès légalement touché.

- Et la balle ? demanda Truffo, inquiet. Vous la sentez, cher confrère ? Où est-elle ?

- Il me semble que la balle est logée dans mon omoplate dloite ", répondit mister Aono et, avec un sang-froid qui me remplit d'admiration, il ajouta : " Dans la paltie infélieule gauche. Vous allez devoil cleuser l'os. C'est tlès difficile. Je vous plie de m'excuser pour ce désaglément. "

C'est alors que Fandorine prononça une phrase énigmatique. Se penchant sur le blessé, il dit doucement : " Eh bien, Aono-san, votre rêve est exaucé ; désormais, vous êtes mon ondzin. Les cours gratuits de japonais n'ont, hélas, plus lieu d'être. "