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Toutefois, il semble que mister Aono ait parfaitement compris ce charabia, car il étira ses lèvres blanches en un pâle sourire.
Quand des matelots eurent emmené sur une civière le gentleman japonais, soigné et pansé, le docteur s'occupa de Mrs Kléber.
A notre immense étonnement, il apparut que le coffre en bois ne lui avait pas fracassé le crâne mais seulement fait une bosse. Tant bien que mal, nous parvînmes à extraire la criminelle assommée de sous le célèbre monument londonien et à la transporter jusqu'à un fauteuil.
" Je crains que l'enfant ne survive pas à un tel choc, soupira Mrs Truffo. Pourtant le pauvre petit n'est pas responsable des crimes de sa mère.
- Il n'y a rien à craindre pour l'enfant, lui assura son époux. Cette... singulière personne possède une telle vitalité qu'elle accouchera sans aucun doute d'un enfant en parfaite santé et, de surcroît, facilement et à terme. "
Avec un cynisme qui me choqua profondément, Fandorine ajouta : " On est en droit d'espérer que l'accouchement aura lieu à l'infirmerie de la prison.
- Penser à ce qui sortira de cet être fait peur, dit miss Stamp avec un frisson.
- En tout cas, sa grossesse lui épargnera la guillotine, fit remarquer le docteur.
- Ou bien la pendaison ", plaisanta miss Stamp, nous rappelant la virulente discussion qui avait en son temps opposé le commissaire Gauche et l'inspecteur Jackson.
" Le maximum dont elle soit menacée est une petite peine de prison pour avoir attenté à la vie de
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monsieur Aono, prononça avec amertume Fando-rine. Et encore, on lui trouvera des circonstances atténuantes : l'émotion, le choc et, comme toujours, le fait qu'elle soit enceinte. On ne pourra rien prouver d'autre, elle nous l'a brillamment démontré. Croyez-moi, Marie Sanfon sera bientôt de nouveau en liberté. "
Curieusement, aucun de nous ne parlait du foulard, comme s'il n'avait jamais existé, comme si, dans le sillage du morceau de soie aux couleurs vives, le vent avait emporté dans le néant non seulement les cuirassés britanniques et la revanche ' française, mais également cette griserie maladive qui enveloppait les esprits et les âmes.
Fandorine s'arrêta près de Big Ben renversée et désormais tout juste bonne pour la décharge : vitre brisée, mécanisme hors d'usage, panneau de chêne fendu de haut en bas.
" Merveilleuse pendule, dit le Russe, confirmant une fois de plus que les Slaves, fait universellement reconnu, sont totalement dénués de goût artistique. Je vais sans faute la faire réparer et la prendre avec moi. "
La puissante sirène du Léviathan retentit, sans doute pour saluer un navire venant à notre rencontre, et je me mis à songer que bientôt, très bientôt, dans quelque deux à trois semaines, j'arriverai à Tahiti et vous retrouverai, ma petite femme adorée. C'est l'unique chose qui ait un sens et qui soit importante. Tout le reste n'est que fumée, brouillard, chimère.
1. En français dans le texte.
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sure" heureux> l-T, sur cette île paradisiaque où toujours brille le soleil
Dans l'attente de ce jour de félicité celui qui vous aime tendrement,
Reginald Milford-Stoakes
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Quatrieme livre= :
La mort d'Achille
Première partie
Fandorine
A peine le train du matin en provenance de Saint-Pétersbourg se fut-il arrêté le long du quai de la gare Nikolaievski, sans avoir tout à fait émergé des nuages de fumée de la locomotive, à peine les accompagnateurs eurent-ils abaissé les marchepieds et porté la main à leur visière que, d'une voiture de première classe, sauta un jeune homme d'apparence fort singulière. Il semblait tout droit sorti d'une revue parisienne présentant la mode de l'été 1882 : complet de tussor sable clair, chapeau à larges bords en paille italienne, chaussures à bouts pointus et guêtres blanches à boutons d'argent, à la main, élégante canne à pommeau, d'argent lui aussi. Toutefois, ce n'était pas tant sa mise de dandy qui attirait l'attention sur ce passager que son allure imposante, pour ne pas dire impressionnante. Grand, svelte, large d'épaules, le jeune homme considérait le monde de ses yeux d'un bleu d'une grande pureté ; ses fines moustaches lui seyaient à merveille, tandis que ses cheveux noirs soigneusement coiffés présentaient une étrange particularité : ils grisonnaient aux tempes d'une manière qui ne manquait pas d'intriguer.
Les porteurs déchargèrent avec célérité les bagages appartenant au jeune homme, lesquels méritent une description particulière. Outre des valises et des sacs de voyage, on vit apparaître sur le quai une bicyclette pliante, des haltères et des paquets de livres en différentes langues. La dernière personne à descendre du wagon fut un petit Asiate de robuste constitution, aux jambes torses et au visage joufflu pénétré d'une extrême gravité. Il portait une livrée verte qui s'accordait aussi mal avec ses sandales à brides de cuir et semelle en bois qu'avec l'éventail de papier bariolé accroché à son cou par un ruban de soie. Dans ses mains, le petit homme trapu tenait un pot rectangulaire en terre laquée dans lequel poussait un pin si minuscule qu'il semblait directement arrivé à Moscou depuis le royaume de Lilliput.
Après un regard circulaire aux sinistres bâtiments de la gare, le jeune homme, avec une émotion difficile à comprendre, aspira une grande goulée de l'air enfumé de la gare et murmura : " Seigneur Dieu, six ans ! " Mais on ne lui laissa guère le loisir de s'abandonner longuement à sa rêverie. Les voyageurs arrivant de la capitale furent en effet immédiatement assaillis par une nuée de cochers de fiacre, pour la plupart appointés par les hôtels de Moscou. Dans l'espoir de conquérir le beau brun jugé comme un client enviable, se livrèrent bataille les cochers représentant les quatre hôtels réputés les plus chics de l'ancienne capitale : le Métropole, le Loskoutnaïa, le Dresde et le Dus seaux.
- Venez donc au Métropole ! s'écria le premier. C'est un hôtel tout récent, construit entièrement à l'européenne. Quant à votre Chinois, il dispo-
sera d'une petite pièce spéciale attenante à votre chambre.
- Ce n'est p-pas un Chinois, mais un Japonais, expliqua le jeune voyageur, laissant percer un léger bégaiement. Et je désirerais qu'il partage ma chambre.
- Dans ce cas, venez chez nous, au Loskoutnaïa ! proposa le second en repoussant son concurrent d'un coup d'épaule. Si vous prenez une chambre à plus de cinq roubles, je vous y emmène gratuitement. Et plus vite que le vent !
- Je suis jadis descendu au Loskoutnaïa, déclara le jeune homme. C'est un bon hôtel.
- Qu'iriez-vous faire dans cette fourmilière, noble monsieur ? fit le troisième, entrant dans la mêlée. Chez nous, au Dresde, c'est tranquille, cossu, et les fenêtres donnent directement sur la rue Tverskaïa, face à la maison du prince gouverneur.
Le voyageur parut intéressé :
- Vraiment? Voilà qui est très commode. Voyez-vous, je dois justement prendre mes fonctions auprès de Son Excellence. Après tout...
- Eh, monsieur ! lança le dernier cocher, un jeune gommeux en gilet framboise et à la raie brillan-tinée au point qu'on aurait pu se voir dedans. A l'hôtel Dusseaux, on accueille tous les meilleurs écrivains : Dostoïevski, le comte Tolstoï, et même monsieur Krestovski en personne.
Fin psychologue, le cocher avait remarqué les paquets de livres, et sa ruse marcha. Le beau brun s'exclama :
- Le comte Tolstoï, est-ce possible ?
- Et comment donc ! A peine arrivé à Moscou, la première chose qu'il fait est de venir chez nous, répliqua l'homme au gilet framboise, saisissant
énergiquement deux valises et houspillant le Japonais : Allez, allez, toi, prends le reste et suis-moi !
- Eh bien, va pour le Dusseaux, fit le jeune homme en haussant les épaules, sans savoir que cette décision allait constituer le premier maillon de la chaîne fatale des événements qui allaient