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suivre.

- Ah, Massa, comme Moscou a change ! ne cessait de répéter en japonais le beau jeune homme tout en se tournant constamment sur le siège de cuir de la calèche. Tout bonnement méconnaissable. Les rues sont entièrement pavées, ce n'est pas comme à Tokyo. Et que de gens élégants ! Regarde, c'est un omnibus, un fiacre qui dessert un itinéraire précis. Et il y a une dame en haut, sur l'impériale ! Avant, on ne laissait pas monter les dames, c'était inconvenant.

- Pourquoi, maître ? demanda Massa dont le nom complet était Massahiro Shibata.

- Enfin, c'est évident, pour qu'on ne jette pas de regards indiscrets depuis la plate-forme inférieure pendant qu'une dame grimpe l'escalier.

- Voilà bien la barbarie et les stupidités des Européens, fit le serviteur avec un haussement d'épaules. Quant à moi, monsieur, voici ce que j'ai à vous dire : dès notre arrivée à l'auberge, il faudra au plus vite faire venir une courtisane pour vous, et surtout qu'elle soit de première classe. Pour moi, une de troisième catégorie suffira. Ici, les femmes sont drôlement bien. Grandes, grosses. Bien mieux que les Japonaises.

- Arrête avec tes sottises, se fâcha le jeune homme. Je suis écouré rien qu'à t'entendre !

Le Japonais hocha la tête d'un air désapprobateur :

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- Mais combien de temps allez-vous donc vous lamenter au souvenir de Midori-san ? Soupirer pour une femme que l'on ne reverra jamais est une perte de temps.

Ce qui n'empêcha pas son maître de pousser un soupir. Après quoi, visiblement pour s'arracher à ses tristes pensées, il demanda au cocher (ils passaient justement devant le monastère de la Passion) :

- A qui est dédié ce monument, là sur le b-bou-levard ? Ne serait-ce pas lord Byron ?

Le cocher se retourna avec un regard réprobateur :

- C'est Pouchkine, Alexandre Sergueiévitch Pouchkine !

Le jeune homme rougit puis, s'adressant au petit bonhomme aux yeux bridés, il se remit à baragouiner dans sa drôle de langue. Le cocher ne distingua plus que le mot " Pousikine " répété trois fois.

Le Dusseaux n'avait rien à envier aux meilleurs hôtels parisiens : suisse en livrée à l'entrée principale, vaste hall avec grands bacs où poussaient des azalées et des magnolias, restaurant. Le voyageur arrivant de Saint-Pétersbourg prit une belle chambre à six roubles la nuit, avec fenêtres donnant sur le passage du Théâtre. Il s'inscrivit dans le registre comme étant Eraste Pétrovitch Fando-rine, assesseur de collège1, puis s'approcha avec curiosité du tableau noir où, à la manière européenne, les noms des hôtes de l'établissement étaient inscrits à la craie.

1. Pour les titres, voir la table des rangs in Azazel, du même auteur, Presses de la Cité, 2001.

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Tout en haut, en gros caractères enjolivés, on pouvait lire la date en russe et en français : 25 juin-7 juillet, vendredi. Un peu en dessous, à la place d'honneur, était joliment calligraphié : Général d'infanterie, M. D. Sobolev - AT 47.

- Pas possible ! Quel heureux hasard ! s'écria l'assesseur de collège avant de se tourner vers le portier en demandant : Sa Haute Excellence est-elle chez elle ? Nous sommes de v-vieilles connaissances !

- Le général est chez lui, en effet, répondit l'employé avec un salut. Il est arrivé tout juste hier. Avec toute une suite. Ils occupent un coin entier de l'hôtel. Là, derrière cette porte, tout le couloir est à eux. Mais pour le moment il se repose, et il n'est pas permis de le déranger.

- Michel ! ? Se reposer à huit heures et demie du matin ! s'exclama Fandorine, stupéfait. Voilà qui ne lui ressemble guère. Mais après tout, les gens changent. Veuillez faire savoir au g-géné-ral que je suis à la chambre 20. Il voudra sûrement me voir.

Et le jeune homme était sur le point de s'éloigner quand se produisit une nouvelle coïncidence qui allait devenir le second maillon de la subtile chaîne du destin. La porte donnant sur le couloir occupé par le prestigieux hôte s'entrouvrit brusquement, et l'on vit passer la tête d'un officier cosaque : sourcils noirs, large toupet, nez aquilin, joues creuses ombrées de bleu par une barbe naissante.

- Eh, toi ! cria-t-il d'une voix sonore à l'un des employés de la réception en agitant avec impatience une feuille de papier. Envoie quelqu'un expédier cette dépêche. Et plus vite que ça !

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- Goukmassov, vous ! s'exclama Eraste Pétrovitch en ouvrant grand ses bras. Cela fait une éternité qu'on ne s'est vus ! Alors, toujours Patrocle auprès de notre Achille ? Et déjà capitaine. F-Félicitations !

Toute cordiale qu'elle fût, cette exclamation ne produisit aucun effet sur l'officier, si ce n'est un effet défavorable. Le capitaine de Cosaques darda sur le dandy un regard hostile de ses yeux noirs de Tsigane et claqua la porte sans un mot de plus. Fandorine resta planté dans une pose ridicule, les bras tendus de part et d'autre, comme si, sur le point de s'élancer dans un pas de danse, il s'était brusquement ravisé.

- Décidément, marmonna-t-il, troublé, c'est fou ce que tout a changé : la ville, les gens...

- Souhaitez-vous que l'on vous serve un petit déjeuner dans votre chambre ? demanda l'employé, faisant mine de ne pas avoir remarqué l'affront subi par l'assesseur de collège.

- Non, merci, répondit celui-ci. Faites-moi plutôt m-monter un seau de glace de la cave. Ou même deux.

Une fois dans sa chambre, vaste et richement meublée, le jeune homme adopta un comportement tout à fait inhabituel. Il se déshabilla entièrement, se mit en équilibre sur la tête et, presque sans toucher le mur avec ses pieds, se souleva à dix reprises du sol à la force des bras. Nullement étonné par la conduite de son maître, le serviteur japonais prit les deux seaux remplis de morceaux de glace que venait d'apporter l'homme d'étage, vida les petits cubes bien réguliers dans la baignoire, fit couler de l'eau froide du robinet de cuivre et attendit que l'assesseur de collège eût terminé son étrange gymnastique.

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Une minute plus tard, rouge et transpirant, Fan-dorine pénétra dans la salle de bains et se plongea sans hésiter dans l'épouvantable cuve glacée.

- Massa, sors mon uniforme. Et mes décorations. Dans les coffrets de velours. Je vais me présenter au prince.

Il s'exprimait par phrases courtes à travers ses dents serrées. Manifestement, ce bain exigeait de prodigieux efforts de volonté.

- Au représentant de l'empereur en personne, votre nouveau supérieur ? demanda Massa d'un ton respectueux. Dans ce cas je sors également votre épée. Pas question d'y aller sans. Une chose est l'ambassadeur de Russie à Tokyo, auprès de qui vous serviez jusque-là. Avec lui, on pouvait se passer de faire des manières. Une autre chose est le gouverneur d'une si grande ville toute en pierre ! De toute façon, inutile de discuter.

Il sortit de la pièce et revint presque aussitôt, portant pieusement sur ses bras tendus l'épée d'apparat des hauts fonctionnaires.

Comprenant sans doute qu'il serait vain de protester, Eraste Pétrovitch se contenta de pousser un soupir.

- Alors, que faisons-nous concernant la courtisane, maître ? demanda Massa en regardant avec inquiétude le visage bleu de froid du jeune homme. La santé avant tout.

- Va au d-diable ! rétorqua Fandorine, avant de se lever en claquant des dents. Une serviette et mes vêtements !

- Entrez, mon ami, entrez ! Justement nous vous attendions. Comme qui dirait, le sanhédrin secret est maintenant au complet ! Hé ! Hé !

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C'est en ces termes que le prince Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, maître tout-puissant de Moscou, mère des villes russes, accueillit l'assesseur de collège vêtu comme pour la parade.

- Eh bien, pourquoi restez-vous sur le seuil ? Venez donc vous asseoir là, dans ce fauteuil. Et ce n'était pas la peine de vous mettre en uniforme, avec l'épée en plus. Avec moi, pas de cérémonies, on peut venir en simple redingote.