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Après six ans de pérégrinations à l'étranger, Fandorine trouva le gouverneur considérablement vieilli. Ses boucles châtains, visiblement artificielles, refusaient obstinément de s'accorder avec son visage creusé de rides profondes, l'absence du moindre cheveu gris dans sa moustache tombante et ses épais favoris était plus que suspecte et sa façon de se tenir, par trop juvénile, évoquait l'idée d'un corset. Cela faisait quinze ans que le prince dirigeait la première capitale du pays, et il le faisait avec douceur mais fermeté, raison pour laquelle, se référant à l'histoire russe, ses ennemis l'appelaient louri Dolgorouki, son presque homonyme et redoutable fondateur de Moscou, tandis que ses amis lui donnaient le surnom flatteur de Vladimir Beau Soleil, prince bienfaisant et héros de légende.

- Voici donc notre grand voyageur devant l'Eternel, dit le gouverneur en s'adressant à deux personnages importants, un militaire et un civil, installés dans des fauteuils près d'un immense bureau. Assesseur de collège Fandorine, mon nouveau fonctionnaire chargé des missions spéciales. Il m'est envoyé de Saint-Pétersbourg et était précédemment attaché à notre ambassade du bout du monde, dans la capitale de l'Empire japonais. Cher ami, continua le prince en se tournant vers

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Fandorine et en désignant de la main un général à la chevelure rousse, aux yeux marron à fleur de tête et au regard à la fois calme et intense, je vous présente le grand maître de la police de Moscou, pilier de l'ordre et de la loi. Et voici mon Pétroucha, pour vous Piotr Parménovitch Khourtinski, conseiller aulique et chef de la section spéciale de ma chancellerie. Quoi qu'il se passe à Moscou, Pétroucha est immédiatement au courant et m'en réfère.

Un homme corpulent d'une quarantaine d'années, au crâne en pain de sucre, à la coiffure artistique, aux joues rebondies reposant sur un col amidonné et aux yeux mi-clos, comme ensommeillés, fit un petit signe de tête réservé.

- Ce n'est pas par hasard, cher ami, que je vous ai demandé de venir un vendredi, dit fort aimablement le gouverneur. C'est précisément le vendredi à onze heures, dans cette pièce, que nous avons pour coutume d'examiner les questions délicates. Aujourd'hui, par exemple, il est prévu de se pencher sur le difficile problème de savoir où trouver l'argent pour terminer les fresques de la cathédrale. C'est une ouvre pie, ma croix depuis des années. (Il se signa avec componction.) Il y a des intrigues entre les peintres, et l'argent part dans tous les sens. Nous allons réfléchir à la manière de soutirer aux riches Moscovites un million pour ce beau et noble projet. Eh bien, messieurs, vous étiez deux à vous occuper des affaires secrètes, vous serez dorénavant trois. Comme on dit, aimez-vous et entendez-vous. Vous m'avez été affecté pour remplir des missions spéciales, monsieur Fandorine, c'est bien cela ? Vos états de service sont excellents, très exceptionnels pour votre

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âge. On sent l'homme qui a déjà bien roulé sa bosse.

Il plongea dans les yeux du petit nouveau un regard inquisiteur, que le jeune homme soutint sans sourciller ni montrer d'émotion particulière.

- Je me souviens très bien de vous, reprit Dolgoroukoï, se muant de nouveau en gentil grand-père. J'étais à votre mariage, bien sûr. Je me souviens de tout, absolument de tout... Vous avez mûri, beaucoup changé. Remarquez, moi non plus je n'ai pas rajeuni ! Mais ne restez pas comme ça, mon cher, asseyez-vous, et, je vous en prie, pas de cérémonies avec moi...

Et comme si de rien n'était, il approcha de lui le dossier personnel du nouveau venu. Il se souvenait parfaitement de son nom de famille, mais son prénom et son patronyme lui étaient sortis de la tête. Or, en la matière - homme de grande expérience, Vladimir Andréiévitch le savait fort bien -, on n'avait pas droit à l'erreur. Tout homme est blessé lorsqu'on se trompe sur son nom, et rien n'est plus maladroit que de blesser sans raison un subalterne.

Eraste Pétrovitch, voilà quels étaient les prénom et patronyme de ce beau jeune homme. Regardant le dossier ouvert devant lui, le prince fronça les sourcils : certaines choses paraissaient suspectes. Il y avait là comme une odeur de poudre. Le général gouverneur avait eu beau lire et relire plusieurs fois les états de service de son nouveau collaborateur, cela ne lui avait apporté aucun éclaircissement.

L'exposé des mérites du fonctionnaire avait en effet quelque chose d'extrêmement mystérieux. Voyons : 26 ans, de religion orthodoxe, d'origine

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noble, né à Moscou. Bon, d'accord. Après le gymnase et conformément à sa demande, confirmé par la police de Moscou au grade de registrateur de collège et affecté en qualité de secrétaire à la Direction de la police judiciaire. Là non plus, rien à redire. Après, en revanche, on allait de miracle en miracle. Comment ne pas s'interroger en effet sur le fait que, deux mois plus tard seulement, il était, " en dehors de tout ordre promotionnel normal, élevé par Sa Majesté au rang de conseiller titulaire et rattaché au ministère des Affaires étrangères pour services rendus et zèle remarquable " ? Plus loin, la rubrique " Distinctions " était encore plus époustouflante : " Médaille de Saint-Vladimir du 4e degré pour l'affaire "Azazel" (fonds spéciaux du corps de gendarmes), médaille de Saint-Stanislas du 3e degré pour l'affaire dite "Le Gambit turc" (fonds spéciaux du ministère de la Guerre), médaille de Sainte-Anne du 4e degré pour l'affaire dite "Le Char de diamants" (fonds spéciaux du ministère des Affaires étrangères) ". Rien que des missions spéciales et des fonds spéciaux !

De son côté, Eraste Pétrovitch, qui examinait le gouverneur avec discrétion mais d'un regard acéré, se fit en une minute une première impression, globalement favorable. Bien qu'âgé, le prince avait toute sa tête et savait même fort bien jouer la comédie. Les doutes qui se reflétèrent sur le visage de Son Excellence à la lecture de son dossier n'échappèrent pas à Fandorine, qui poussa un soupir compréhensif car, sans en avoir connaissance, il pouvait en imaginer la teneur.

Profitant de la pause qui s'était instaurée, l'assesseur de collège regarda également les deux dignitaires qui, de par leurs fonctions, étaient censés

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connaître les moindres secrets de Moscou. Khourtinski plissait les yeux avec aménité, mais seules ses lèvres souriaient. Et ce sourire, apparemment affable, semblait s'adresser non pas à celui qu'il avait en face de lui mais à des rêveries personnelles. Eraste Pétrovitch ne répondit pas à ce sourire. Pour bien le connaître, il n'aimait pas du tout ce genre d'individu. Le grand maître de la police, en revanche, éveilla plutôt sa sympathie, et Fandorine lui adressa un léger sourire, dénué cependant de toute servilité. Le général répondit par un signe de tête courtois, mais, bizarrement, il adressa au jeune homme un regard teinté de pitié. Eraste Pétrovitch décida de ne pas se casser la tête à ce sujet - les choses s'éclaireraient avec le temps - et se tourna de nouveau vers le prince. Ce dernier également prenait intensément part à ce rituel du premier regard, lequel, d'ailleurs, ne sortait pas du cadre imposé par les bonnes manières.

Témoignant d'une préoccupation extrême, une ride plus profonde que les autres se creusa sur le front du prince. La principale pensée qui habitait à ce moment-là le gouverneur était la suivante : " Ne serait-ce pas la camarilla qui te place auprès de moi, charmant jeune homme ? N'aurais-tu pas pour mission de me glisser des peaux de banane ? En tout cas, ça y ressemble. Comme si je n'avais pas assez de Karatchentsev ! "

Quant au regard apitoyé du grand maître de la police, il avait une origine différente. Evguéni Ossipovitch avait dans sa poche une lettre de Plévako, directeur de la police d'Etat et son supérieur direct. Ce dernier, qui était également son vieil ami et protecteur, lui écrivait à titre privé que Fandorine était un homme intelligent et de grand mérite, qui

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avait en son temps joui de la confiance de feu le tsar Alexandre II et surtout de celle de l'ancien chef du corps des gendarmes. Malheureusement, ses années de service à l'étranger l'avaient éloigné de la haute politique, et on l'avait envoyé à Moscou faute de lui avoir déniché un poste dans la capitale. De prime abord, Evguéni Ossipovitch trouvait le jeune homme sympathique, il appréciait son regard aigu et son comportement digne. Mais le malheureux garçon ignorait que les hautes sphères avaient fait une croix sur lui. Elles l'avaient attaché à une vieille savate vouée au rebut dans les plus brefs délais. Telles étaient les pensées de Karatchentsev.