Quant à ce qui se passait dans la tête de Piotr Parménovitch Khourtinski, Dieu seul le savait. C'était un homme au mode de pensée par trop obscur.
Ce fut l'arrivée d'un nouveau personnage, surgi brusquement et sans bruit des appartements privés du gouverneur, qui mit fin à cette scène muette. Il s'agissait d'un vieil homme grand et efflanqué, au crâne chauve et luisant, aux favoris lustrés, soigneusement peignés, et revêtu d'une livrée élimée. Il tenait dans ses mains un plateau d'argent garni de toute une série de fioles et de petits verres.
- Votre Excellence, dit l'homme en livrée d'une voix bougonne, c'est l'heure de votre décoction contre la constipation. Sinon vous allez encore reprocher à Frol de ne pas vous l'avoir fait prendre. Auriez-vous déjà oublié vos gémissements et vos lamentations d'hier soir ? Allez, ouvrez la bouche.
Un vrai tyran, tout comme mon Massa, pensa Fandorine, bien que, physiquement, l'homme en fût l'opposé. Quelle est donc cette race d'individus placés à nos côtés pour notre malheur !
Le prince capitula sur-le-champ :
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- Mais oui, mais oui, mon cher Frol, je vais la boire, bien sûr ! Eraste Pétrovitch, je vous présente Frol Grigoriévitch Védichtchev, mon valet de chambre. Il veille sur moi depuis mes premières dents. Et vous, messieurs, n'en voulez-vous pas ? C'est une excellente tisane aux plantes. Elle a un goût affreux, mais se révèle souveraine pour les indigestions et stimule à merveille le travail de l'intestin. Frol, verses-en donc à ces messieurs.
Karatchentsev et Fandorine refusèrent tout net de boire, tandis que Khourtinski avalait la tisane et déclarait même que son goût n'était pas sans offrir quelque attrait.
Pour faire passer la médecine, Frol fit boire au prince un peu de liqueur sucrée accompagnée d'un petit canapé (sans en proposer à Khourtinski), puis essuya les lèvres de son maître avec une serviette de batiste.
- Alors, Eraste Pétrovitch, quelle mission spéciale vais-je bien pouvoir vous confier ? Je n'en vois pas pour l'instant, fit Dolgoroukoï, échauffé par le petit verre d'alcool, en ouvrant les bras d'un air perplexe. Comme vous le voyez, je ne manque pas de conseillers pour les affaires secrètes. Cela dit, ne vous en faites pas. Commencez par vous installer, regardez ce qu'il en est...
Il fit un geste vague de la main et ajouta pour lui-même : " Et moi, pendant ce temps, j'essaierai de voir quel genre d'oiseau tu es. "
A ce moment précis, l'antique horloge du bureau ornée d'un bas relief d'Ismaïlovo frappa onze coups, et un troisième maillon vint s'ajouter aux deux autres pour clore la chaîne fatale des coïncidences.
Brusquement, sans que personne n'eût frappé, la porte donnant sur l'antichambre s'ouvrit, et l'on
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vit apparaître dans l'entrebâillement le visage révulsé du secrétaire du prince. Le cabinet fut instantanément parcouru par un courant invisible, annonciateur sans doute possible d'un événement exceptionnel.
- Excellence, un grand malheur ! lança le fonctionnaire d'une voix tremblante. Le général Sobolev est mort ! C'est son ordonnance personnelle, le capitaine de Cosaques Goukmassov, qui est venu nous l'annoncer.
Selon le tempérament de chacun, cette nouvelle eut sur les présents un effet différent. Le gouverneur fit mine de repousser le sinistre messager d'un geste de la main, l'air de dire : va-t'en, je ne veux pas te croire, puis, de la même main, il se signa. Le chef de la Section spéciale ouvrit tout grand ses yeux l'espace d'un court instant et, sitôt après, les referma. Le grand maître de la police bondit de son fauteuil. Quant à l'assesseur de collège, on vit se refléter deux sentiments sur son visage : d'abord une violente émotion, puis, immédiatement après, une profonde perplexité, qui ne le quitterait pas durant la scène qui allait suivre.
- Fais donc entrer le capitaine, Innokenti, dit avec douceur Dolgoroukoï à l'adresse de son secrétaire. Quel malheur, tout de même ! Quel malheur !
Et, scandant le pas et faisant sonner ses éperons, on vit pénétrer dans la pièce le fringant officier qui, quelque temps plus tôt, avait refusé de se jeter dans les bras d'Eraste Pétrovitch. Il était à présent fraîchement rasé, portait sa tenue de cosaque impérial et arborait toute une iconostase de croix et de médailles.
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- Capitaine de Cosaques Goukmassov, Votre Haute Excellence, première ordonnance de Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev, se présenta l'officier. Je vous apporte une bien triste nouvelle... (Il fit un effort sur lui-même, sa moustache noire de brigand fut parcourue par un tic, et il continua :) Monsieur le commandant du 4e corps est arrivé hier soir de Minsk avec l'intention de se rendre dans ses terres du gouverno-rat de Riazan, et il est descendu à l'hôtel Dusseaux. Ce matin, Mikhaïl Dmitriévitch tardait à sortir de sa chambre. Commençant à nous inquiéter, nous avons frappé sans obtenir de réponse. Nous nous sommes alors permis d'entrer, mais il était... (Au prix d'un nouvel effort titanesque, le capitaine parvint à achever sans que sa voix fléchisse :) Son Excellence le général était assis dans son fauteuil. Mort... Nous avons fait venir un médecin. Il a déclaré qu'il n'y avait plus rien à faire. Le corps était déjà froid.
- Aïe, aïe, aïe, fit le gouverneur en appuyant sa joue sur son poing. Comment est-ce possible ? Mikhaïl Dmitriévitch était jeune, pourtant. Dans les quarante ans, non ?
- Trente-huit, il allait sur ses trente-neuf, précisa Goukmassov de cette même voix tendue, prête à se briser, avant de battre plusieurs fois des paupières.
- La cause de la mort ? demanda Karatchentsev en fronçant les sourcils. Le général souffrait de quelque chose ?
- Nullement. Il était en parfaite santé, plein d'allant et de bonne humeur. Le médecin soupçonne une embolie ou une paralysie du cour.
Bouleversé par la nouvelle, le gouverneur donna congé à l'ordonnance :
- C'est bon, tu peux te retirer. Je me charge de faire le nécessaire et d'informer le souverain. Allez,
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va. (Et quand la porte se fut refermée sur le capitaine, il poussa un soupir affligé.) Eh bien, messieurs, je n'ose pas imaginer ce qui nous attend ! Un homme pareil, adulé de la Russie entière. La Russie, que dis-je, toute l'Europe connaît le Général Blanc... Et moi qui comptais lui rendre visite aujourd'hui même !... Pétroucha, adresse un télégramme à Sa Majesté l'Empereur, tu verras toi-même ce qu'il faut dire ! Non, tout compte fait, montre-le-moi quand même avant de l'envoyer. Après cela, prends des dispositions pour les obsèques, l'office des morts et... Enfin, bref, tu sais ce que tu as à faire. Vous, Evguéni Ossipovitch, je compte sur vous pour prévenir les désordres possibles. Dès que la nouvelle sera connue, tout Moscou va affluer au Dusseaux. Aussi, veillez à ce que, dans le feu de l'émotion, des gens ne se retrouvent pas piétines. Je connais mes Moscovites ! Et que tout se passe dans la dignité et la bienséance.
Le grand maître de la police acquiesça d'un signe de tête et prit son maroquin sur le fauteuil :
- Puis-je me retirer, Excellence ?
- Allez-y, mon ami. Oh là là ! Quel tintouin en prévision. (Soudain le prince eut un sursaut :) Savez-vous, messieurs, qu'il y a de bonnes chances pour que le souverain se déplace en personne ? Mais oui, c'est sûr, il va venir ! Ce n'est tout de même pas n'importe qui, mais le héros de Plevna et du Turkestan qui vient de rendre son âme à Dieu. Un chevalier sans peur et sans reproche qui n'avait pas été surnommé Achille sans raison. Il faut préparer le palais du Kremlin. Mais cela, je m'en charge personnellement...