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Khourtinski et Karatchentsev se dirigèrent vers la porte, prêts à courir exécuter les ordres, tandis

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que l'assesseur de collège restait dans son fauteuil comme si de rien n'était, fixant le prince avec une certaine perplexité.

- Ah oui, Eraste Pétrovitch, fit Dolgoroukoï, se souvenant de la présence du nouveau. Je n'ai pas de temps à vous consacrer pour le moment, vous voyez vous-même ce qui se passe. Profitez-en pour commencer à vous repérer. Et restez dans les parages. J'aurai peut-être une tâche à vous confier. Il va y avoir de quoi occuper tout le monde. Mon Dieu, quel malheur, quelle catastrophe...

- Vous voulez dire, Excellence, qu'il n'y aura pas d'enquête ? demanda brusquement Fandorine. Un personnage de cette importance. Et une mort si étrange. Il faudrait tenter d'y voir clair.

Le prince fit une grimace agacée.

- Il est bien question d'enquête, quand on vous dit que le souverain va se déplacer en personne !

- J'ai pourtant des raisons de croire qu'il y a quelque chose de louche dans tout ça, déclara l'assesseur de collège avec un calme surprenant.

Ses paroles produisirent l'effet d'une grenade.

- Supposition absurde ! s'écria Karatchentsev, perdant d'un seul coup toute sympathie pour le jeune homme.

- Des raisons ? lança Khourtinski d'un ton méprisant. Mais quelles raisons vous pourriez bien avoir ? Et plus généralement comment pourriez-vous savoir quoi que ce soit ?

Sans même un regard au conseiller aulique, Eraste Pétrovitch s'adressa directement au gouverneur :

- Jugez-en par vous-même, Excellence. Il se trouve que, par le plus grand des hasards, je suis également d-descendu au Dusseaux. Et d'un. Je

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connais Mikhaïl Dmitriévitch de longue date. Il se lève toujours à l'aube, et qu'il puisse dormir jusqu'à une heure aussi tardive est tout bonnement inconcevable. Les hommes de sa suite se seraient inquiétés dès six heures. Et de deux. J'ai vu personnellement le capitaine Goukmassov, que je connais lui aussi p-parfaitement, à huit heures et demie. Et il n'était pas rasé. Et de trois.

A ce point de son récit, Fandorine fit une pause expressive, comme si cette dernière information revêtait une importance particulière.

- Pas rasé ? Et alors ? demanda le grand maître de la police.

- Il se trouve, Votre Haute Excellence, qu'il est impossible, quels que soient le lieu et les circonstances, que Goukmassov ne soit pas rasé à huit heures et demie du matin. J'ai fait avec cet homme la campagne des B-Balkans. Il est soigné jusqu'à la maniaquerie, et je ne l'ai jamais vu sortir de sa tente sans être rasé, même lorsque le seul moyen d'avoir de l'eau était de faire fondre la neige. Je suppose que Goukmassov a su dès le petit matin que son chef était mort. Et dans ce cas, pourquoi a-t-il si longtemps gardé le silence ? Et de quatre. Il faut voir clair dans tout cela. A plus forte raison si le souverain vient en p-personne.

Plus que tout le reste, cette dernière remarque parut ébranler le gouverneur.

- Eraste Pétrovitch a raison, dit-il en se levant. Nous sommes face à une affaire d'Etat. Il sera donc procédé à une enquête secrète sur les circonstances de la disparition du général Sobolev. Sans doute n'éviterons-nous pas l'autopsie. Mais faites attention, Evguéni Ossipovitch. Que les choses se fassent en douceur, et discrètement. Il y aura bien

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assez de rumeurs comme cela... Pétroucha, je te charge de collecter les bruits qui vont courir et de m'en référer personnellement. Il va de soi que c'est Evguéni Ossipovitch qui mènera l'enquête. Et n'oubliez pas de donner des ordres concernant l'embaumement. Nombreux seront ceux qui voudront saluer la dépouille, et l'été est chaud. Il ne manquerait plus qu'il pourrisse. Quant à vous, Eraste Pétrovitch, puisque le destin vous a placé au Dusseaux et que vous connaissiez bien le défunt, essayez de voir les choses de votre côté, en agissant, disons, à titre privé et en profitant du fait que vous n'êtes pas encore connu à Moscou. Vous êtes fonctionnaire pour les missions spéciales, n'est-ce pas ? Eh bien, pour une mission spéciale, vous en voilà une on ne peut plus spéciale.

C'est d'une manière assez étrange qu'Eraste Pétrovitch commença son enquête sur la mort du glorieux et bien-aimé chef de guerre. Après avoir à grand-peine pénétré dans son hôtel, encerclé de toutes parts par un double cordon, de policiers et de Moscovites éplorés (les mauvaises nouvelles ont de tout temps eu la particularité de se répandre dans l'antique cité plus rapidement encore que les insatiables incendies du mois d'août), le jeune homme, sans un regard ni à droite ni à gauche, gagna sa chambre, lança sa casquette et son épée à son serviteur, et, aux questions que ce dernier lui posait, répondit par de simples mouvements de tête. Habitué, Massa s'inclina d'un air entendu et se hâta de dérouler sur le sol un petit tapis de paille. Il enveloppa respectueusement la courte épée dans un tissu de soie avant de la placer en haut de l'armoire puis, sans un mot, sortit dans le couloir et se plaça dos à la porte dans la posture du terrible dieu Foudomé, maître des flammes. Quand quelqu'un passait, il portait un doigt à ses lèvres, faisait " chut ! " d'un air de reproche et désignait tantôt la porte close, tantôt un endroit situé quelque part dans la région de son nombril.

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C'est ainsi que tout l'étage sut bientôt que la chambre 20 était occupée par une princesse chinoise sur le point d'accoucher et dont le travail avait sans doute déjà commencé.

Fandorine, lui, restait assis sur sa natte sans faire le moindre mouvement. Genoux écartés, corps relâché, paumes tournées vers le ciel. Le regard de l'assesseur de collège était dirigé vers son propre ventre ou, plus exactement, vers le dernier bouton de sa veste d'uniforme. C'était là, quelque part sous l'aigle bicéphale, que se trouvait le point magique du tanden, source et centre de l'énergie spirituelle. Pour peu que l'on parvienne à se détacher de ses préoccupations pour s'absorber entièrement dans la connaissance de soi, l'esprit connaît une lucidité nouvelle et le pire des casse-tête se présente sous la forme d'un problème simple, évident et facile à résoudre. Eraste Pétrovitch essayait de toutes ses forces de se vider la tête et d'atteindre à cette clarté, chose qui est loin d'être simple et à laquelle on ne parvient qu'à la faveur d'un long entraînement. Sa vivacité d'esprit naturelle et l'impatience qui en découlait lui rendaient cet exercice de concentration particulièrement difficile. Mais, comme l'a observé Confucius, l'homme bien né refuse le chemin facile pour suivre celui qui est pavé d'écueils, raison pour laquelle Fandorine s'obstinait à fixer le maudit bouton dans l'attente d'un résultat.

Au début, ses pensées refusaient résolument de se dissiper ; tout au contraire, elles se débattaient et s'agitaient comme le font des poissons quand l'eau vient à manquer. Puis les bruits extérieurs commencèrent peu à peu à s'estomper pour disparaître totalement, les petits poissons retournèrent en eau profonde, et un brouillard envahit la tête de

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Fandorine. Il considérait à présent le petit rond de métal doré sans penser à rien. Une seconde, une minute, ou peut-être une heure plus tard, l'aigle impérial hocha soudain ostensiblement ses deux têtes, sa couronne rayonna d'étincelles, et Eraste Pétrovitch s'ébroua. Son plan d'action s'était composé de lui-même.

Appelant Massa, il lui demanda d'aller chercher sa redingote et, tout en se changeant, mit brièvement son vassal au courant de la situation.

Tous les déplacements que l'assesseur de collège effectua à partir de là se cantonnèrent dans les limites de l'hôtel et suivirent l'itinéraire suivant j hall, réception, restaurant. Il passa un temps infini à discuter avec le personnel, et ce n'est que vers le soir, alors que les ombres étaient déjà longues et la lumière du soleil épaisse et gluante comme du miel de tilleul, qu'il se présenta à la porte du couloir auquel on donnait déjà, dans l'établissement, le nom de Sobolev.