Se faisant connaître du gendarme en faction, il fut immédiatement introduit dans le royaume de l'affliction, où l'on ne parlait qu'à voix basse et ne marchait que sur la pointe des pieds. L'appartement 47, qui, la veille, avait accueilli le vaillant général, se composait d'un salon et d'une chambre à coucher. Dans la première des deux pièces, pas mal de monde se bousculait. Eraste Pétrovitch y reconnut Karatchentsev accompagné de gradés de la gendarmerie, les aides de camp et ordonnances du défunt, le directeur de l'hôtel. A l'écart, le nez dans une portière, sanglotait sourdement Loukitch, le valet de chambre de Sobolev, un homme également connu du pays tout entier. Tous paraissaient attendre quelque chose, et
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jetaient de temps à autre des regards à la porte close de la chambre.
Le grand maître de la police s'approcha de Fandorine et lui chuchota à voix de basse :
- Le professeur Welling, médecin légiste, est en train de procéder à l'autopsie. On se demande pourquoi c'est si long. Vivement qu'il en finisse !
Comme pour répondre au souhait du général, la porte blanche sculptée de gueules de lion frémit puis s'ouvrit avec un grincement. Le silence se fit instantanément. Un homme grisonnant à la mine de bouledogue qui devait être le professeur Welling parut sur le seuil. Au-dessus de son tablier de cuir scintillait l'émail d'une croix de Sainte-Anne.
- C'est terminé, Excellence, j'ai achevé mon travail, fit-il d'un ton maussade. Je peux faire mon rapport.
Le général embrassa la pièce du regard et, d'un ton plus alerte, ordonna :
- Fandorine, Goukmassov, entrez avec moi. Et vous également, ajouta-t-il en désignant le directeur de l'hôtel d'un mouvement de menton désinvolte. Que les autres attendent ici.
La première chose qui s'imposa au regard d'Eraste Pétrovitch lorsqu'il pénétra dans le temple de la mort fut, dans un élégant cadre de bronze, un miroir tendu d'un tissu noir. Le défunt était allongé non pas sur le lit, mais sur une table sans doute apportée du salon. Jetant un regard à la silhouette dessinée par le drap blanc, Fandorine se signa et, l'espace d'un instant, oublia l'enquête pour se souvenir de l'homme fort, beau, courageux qu'il avait connu jadis et qui avait maintenant pris la forme de cette longue chose aux contours imprécis.
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- Tout est clair, commença sèchement le professeur. Rien de suspect n'a été découvert. Je vais tout de même effectuer quelques analyses de laboratoire, mais je suis absolument certain que l'arrêt du processus vital est consécutif à une paralysie du muscle cardiaque. J'ai noté également une paralysie du poumon droit, mais il s'agit très vraisemblablement d'une conséquence et non d'une cause. La mort a été instantanée. Même avec un médecin à proximité, il n'aurait pas été possible de le sauver.
- Pourtant il était jeune et vigoureux, et Dieu sait qu'il avait maintes fois fait preuve de sa résistance ! s'exclama Karatchentsev avant de s'approcher de la table et de relever un coin du drap. Est-il possible qu'il soit parti comme cela, d'un coup ?
Goukmassov se détourna pour ne pas voir le visage sans vie de celui qui avait été son chef, tandis qu'à l'inverse Eraste Pétrovitch et le directeur de l'hôtel s'approchaient. Le visage de Sobolev était serein et imposant. Même les célèbres favoris en broussaille, sujet de moquerie pour les libéraux et bonheur des caricaturistes étrangers, s'harmonisaient avec la mort : ils encadraient la face de cire en lui conférant encore plus de grandeur.
- Mon Dieu, quel héros, un véritable Achille, bredouilla le directeur en grasseyant les r à la manière des Français.
- L'heure de la mort ? demanda Karatchentsev.
- Entre minuit et une heure du matin, répondit Welling avec assurance. Pas plus tôt, et en aucun cas plus tard.
Le général se tourna vers le capitaine de Cosaques :
- Bon, maintenant que la cause de la mort est établie, on peut s'occuper des détails. Racontez-
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nous ce qui s'est passé, Goukmassov. De la manière la plus circonstanciée.
Raconter de manière circonstanciée était apparemment au-dessus des capacités du capitaine. Son récit fut bref, mais somme toute exhaustif :
- De la gare de Briansk, nous sommes arrivés ici un peu après cinq heures. Mikhaïl Dmitriévitch s'est reposé jusqu'au soir. Nous avons dîné à neuf heures au restaurant de l'hôtel. Puis nous sommes allés faire un tour en fiacre pour voir Moscou la nuit. Nous ne nous sommes arrêtés nulle part. Peu après minuit, Mikhaïl Dmitriévitch a déclaré qu'il souhaitait regagner l'hôtel. Il avait l'intention de travailler un peu, il préparait en effet un nouveau règlement militaire...
Goukmassov glissa un regard oblique au bureau placé près de la fenêtre. Des papiers étaient dispersés sur le pupitre ouvert, une confortable chaise à haut dossier était négligemment repoussée de côté. Evguéni Ossipovitch s'approcha, prit un feuillet couvert d'une écriture serrée et hocha plusieurs fois la tête avec déférence.
- Je donnerai des ordres pour que tous ces papiers soient rassemblés et envoyés à l'empereur. Continuez, capitaine.
- Mikhaïl Dmitriévitch a dit à messieurs les officiers qui l'accompagnaient qu'ils pouvaient disposer. Il a ajouté qu'il rentrerait à pied, car il avait envie de marcher un peu.
Karatchentsev fut alerté.
- Et vous avez laissé le général partir seul ? En pleine nuit ? Voilà qui est plutôt étrange !
Il jeta un regard entendu à Fandorine qui, pour sa part, ne paraissait nullement intéressé par ce dernier détail. S'étant approché du bureau, l'assesseur
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de collège caressait bizarrement du doigt un candélabre en bronze.
- Comme si on pouvait le contredire, fit le capitaine de Cosaques avec un ricanement amer. J'ai bien essayé de le suivre, mais il m'a lancé un de ces regards... Mais vous savez, Excellence, sans parler de Moscou la nuit, il aimait à se promener tout seul même dans les montagnes turques et les steppes turkmènes... (Le capitaine de Cosaques tortilla tristement sa longue moustache.) D'ailleurs Mikhaïl Dmitriévitch est rentré sans encombre à l'hôtel. C'est après que le malheur est arrivé...
- Comment avez-vous découvert le corps ? demanda le grand maître de la police.
- Il était assis là, dit Goukmassov en indiquant la chaise. La tête rejetée en arrière. Et sa plume était par terre...
Karatchentsev s'accroupit, toucha les taches d'encre sur le tapis. Il soupira :
- Eh oui, les voies du Seigneur...
Le silence affligé qui suivit fut rompu sans cérémonie par Fandorine. A demi tourné vers le directeur de l'hôtel et tout en continuant de caresser ce fichu candélabre, il demanda doucement mais suffisamment fort pour être entendu :
- A ce que je vois, vous n'avez pas l'électricité dans votre établissement. Cela m'a d'emblée frappé hier soir. Un hôtel aussi moderne qui n'a même pas le gaz et où les chambres s'éclairent à la bougie !
Le Français entreprit d'expliquer qu'il était de bon ton de s'éclairer à la bougie plutôt qu'au gaz, que le restaurant bénéficiait déjà de l'éclairage électrique et qu'à l'automne on le verrait à coup sûr installé dans les étages. Mais Karatchentsev interrompit ces bavardages sans rapport avec
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l'affaire par un toussotement irrité et reprit son interrogatoire.
- Et vous, capitaine, qu'avez-vous fait cette nuit ?
- J'ai rendu visite au colonel Dadachev, un compagnon de combat. On a mangé, bu, évoqué des souvenirs. Je ne suis rentré à l'hôtel qu'à l'aube pour me mettre immédiatement au lit.
- C'est exact, intervint Eraste Pétrovitch, le portier de nuit m'a dit que vous étiez rentré au petit jour. Vous l'avez même envoyé vous chercher une bouteille d'eau de Seltz.
- En effet. A parler franchement, j'avais un peu forcé sur la boisson et j'avais la gorge sèche. Je me lève toujours très tôt, et voilà que, comme par un fait exprès, j'ai dormi plus tard qu'à mon habitude. En me réveillant, je me suis précipité chez le général, mais Loukitch m'a dit qu'il n'était pas encore levé. J'ai pensé : tiens, Mikhaïl Dmitriévitch a dû travailler jusqu'à tard dans la nuit. Mais à huit heures et demie, j'ai dit à Loukitch : cette fois on le réveille, sinon il va être furieux. Surtout que ça ne lui ressemblait pas de dormir comme ça. Nous sommes entrés, et voilà, il était dans cette position (Goukmassov rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et entrouvrit la bouche), déjà froid. Nous avons fait venir un médecin, envoyé une dépêche au régiment... C'est à ce moment-là, Eraste Pétrovitch, que vous m'avez aperçu. Excusez-moi de ne pas avoir salué un vieil ami, mais vous comprenez maintenant que j'avais l'esprit ailleurs.