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Au lieu d'accepter les excuses que les circonstances, à dire vrai, n'imposaient pas, Eraste Pétrovitch inclina légèrement la tête sur le côté et croisa les mains dans son dos :

- Pour ma part, je me suis laissé dire au restaurant de l'hôtel qu'une dame aurait chanté hier soir

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pour Sa Haute Excellence et qu'elle aurait même été invitée à votre table. Il s'agit d'une p-personne assez connue à Moscou, n'est-ce pas ? Sauf erreur, elle s'appelle Wanda. Après quoi, il semblerait que vous soyez partis en sa compagnie, tous, y compris le général.

- C'est vrai, il y a eu cette chanteuse, répondit sèchement le capitaine de Cosaques. Nous l'avons raccompagnée. Après l'avoir déposée, nous avons continué notre promenade.

- Vous l'avez raccompagnée où, à l'hôtel Angleterre, rue S-Stoléchnikov ? fit l'assesseur de collège, étonnamment bien informé. On m'a dit que c'était là qu'elle résidait.

Goukmassov fronça des sourcils menaçants et sa voix se fit sèche, métallique :

- Je connais mal Moscou. Ce n'était pas loin d'ici, à cinq minutes en voiture.

Fandorine hocha plusieurs fois la tête avant de se désintéresser du capitaine de Cosaques, ayant remarqué près du lit la porte d'un coffre-fort. Il s'en approcha, tourna la poignée, et la porte s'ouvrit.

- Et alors, vide ? demanda le grand maître de la police.

- Très exactement, Votre Excellence, acquiesça Eraste Pétrovitch. Tenez, il y a même la clé dessus.

- Bon, fit Karatchentsev en secouant sa tête rousse. Il va falloir mettre sous scellés tous les papiers que nous trouverons. Nous verrons plus tard à les répartir entre la famille, le ministère et le souverain en personne. Vous, professeur, faites venir vos assistants et occupez-vous de l'embaumement.

- Comment, ici ? s'écria Welling, scandalisé. Procéder à un embaumement, monsieur le général, c'est autre chose que de faire aigrir du chou !

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- Vous voulez peut-être qu'on vous amène le corps à l'Académie en lui faisant traverser toute la ville ! Jetez donc un coup d'oil par la fenêtre ! La foule est si dense qu'on n'y glisserait pas une tête d'épingle. Non, désolé, prenez vos dispositions pour faire ça ici. Capitaine, je vous remercie, vous êtes libre. Quant à vous, dit-il en se tournant vers le directeur, mettez-vous à l'entière disposition de monsieur le professeur.

Resté seul avec Fandorine, Karatchentsev prit le jeune homme par le coude et, l'entraînant à l'écart du cadavre, comme si, sous son drap, celui-ci pouvait l'entendre, il demanda :

- Alors, vos impressions ? A en juger par les questions que vous lui avez posées et par votre comportement, les explications de Goukmassov ne vous ont pas satisfait. Qu'est-ce qui vous trouble ? Il a pourtant été tout à fait convaincant quant aux raisons pour lesquelles il n'était pas rasé ce matin. Vous ne trouvez pas ? Dormir plus longtemps que d'habitude après une nuit un peu arrosée n'a rien que de très ordinaire.

Fandorine haussa les épaules :

- Pas pour Goukmassov. Ce n'est pas du tout son style. Et qui plus est, il ne se serait jamais précipité chez Sobolev sans avoir fait sa toilette, ainsi qu'il l'affirme. Le capitaine ment, c'est évident. Mais, l'affaire, Votre Excellence...

- Evguéni Ossipovitch, l'interrompit le général, qui écoutait l'assesseur de collège avec le plus vif intérêt.

- L'affaire, Evguéni Ossipovitch, reprit Fandorine, est encore plus grave que je ne le pensais. Sobolev n'est pas mort ici.

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- Comment cela : " pas ici " ? s'écria le grand maître de la police. Où, dans ce cas ?

- Je l'ignore. Mais permettez-moi de vous demander pourquoi le portier de nuit - j'ai longuement discuté avec lui - ne l'a pas vu rentrer ?

- Il a peut-être quitté son poste un moment et ne veut pas l'avouer, objecta Karatchentsev, plus pour le plaisir de la polémique que par conviction.

- Impossible, et je vous expliquerai tout à l'heure pourquoi. Mais en attendant, voilà une autre énigme que v-vous ne résoudrez pas aussi facilement. Si Sobolev était rentré dans la nuit et qu'ensuite il soit resté un moment à sa table de travail, il aurait nécessairement allumé les bougies. Or, regardez le chandelier : les bougies sont intactes.

- Evidemment ! s'exclama le général en frappant son mollet étroitement moulé dans une culotte de cavalier. Bravo, Eraste Pétrovitch ! Moi, en revanche, je fais un bien piètre enquêteur ! ajouta-t-il avec un sourire désarmant. Il est vrai je suis depuis peu dans la police. Auparavant, je servais dans la cavalerie de la garde. Donc, d'après vous, qu'a-t-il pu se passer ?

L'air concentré, Fandorine leva et baissa plusieurs fois ses sourcils de velours.

- Je ne voudrais pas me laisser emporter par m-mon imagination, Evguéni Ossipovitch, mais il est tout à fait clair que Mikhaïl Dmitriévitch n'est pas remonté dans sa chambre après dîner, car à ce moment-là il faisait déjà nuit, et il aurait allumé ses bougies. D'ailleurs, les serveurs confirment que Sobolev et sa suite sont p-partis tout de suite après le repas. En ce qui concerne le portier de nuit, un homme sérieux et qui tient à sa place, je ne pense pas qu'il ait pu quitter son poste et manquer le retour du général.

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- " Je pense, je ne pense pas ", ce n'est pas un argument, fit Evguéni Ossipovitch pour taquiner l'assesseur de collège. Donnez-moi des faits !

- Avec plaisir, répondit Fandorine en souriant. Après minuit, la porte d'entrée de l'hôtel est verrouillée de l'intérieur. On peut sortir librement, mais pour entrer il faut sonner.

- Voilà, ça c'est un fait concret, reconnut le général. Mais continuez.

- Le seul moment où Sobolev aurait pu entrer, c'est quand notre v-vaillant capitaine a envoyé le portier chercher une bouteille d'eau de Seltz. Or, comme nous le savons, c'était déjà l'aube, c'est-à-dire qu'il était au moins quatre heures. Mais si l'on en croit monsieur Welling (et pourquoi devrions-nous mettre en doute le jugement de ce respectable p-professeur ?), à cette heure-là, Sobolev était déjà mort depuis plusieurs heures. Conclusion ?

Les yeux de Karatchentsev brillèrent d'un éclat mauvais.

- Eh bien !

- Goukmassov a v-volontairement éloigné le portier de nuit pour permettre qu'on introduise subrepticement le corps inanimé de Sobolev. Je suppose qu'à ce moment-là les autres officiers attendaient dehors.

- Dans ce cas, on va les cuisiner, ces fripouilles ! hurla le grand maître de la police d'une voix si menaçante qu'on l'entendit dans la chambre voisine, car le brouhaha confus qui en provenait cessa brusquement.

- Inutile. Ils ont forcément accordé leurs versions des faits. C'est même pour cela qu'ils ont annoncé la mort avec un tel retard. Ils se concertaient. (Eraste Pétrovitch laissa une minute à son interlocuteur, le

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temps qu'il se calme et prenne la mesure de ce qui venait d'être dit, puis orienta la conversation dans une autre direction.) Qui est cette Wanda que tout le monde a l'air de connaître ?

- Tout le monde, non, disons qu'elle est renommée dans certains milieux. C'est une Allemande de Riga. Une chanteuse. Une belle fille, pas tout à fait une cocotte, mais pas loin. Une sorte de dame aux camélias1. (Karatchentsev hocha énergiquement la tête.) Je vois où vous voulez en venir. C'est cette Wanda qui va nous éclairer. Je vais la faire venir immédiatement.