Et le général de se diriger d'un pas décidé vers la porte.
- Je ne vous le conseillerais pas, dit Fandorine dans son dos. Même s'il y a eu quelque chose, cette personne ne va pas faire de confidences à la police. En plus, elle est sûrement de mèche avec les officiers. Si elle est impliquée dans l'affaire, s'entend. Laissez-moi lui parler, Evguéni Ossipo-vitch. A titre privé, d'accord ? Où se trouve donc cet hôtel Angleterre ? A l'angle des rues Stoléch-nikov et Pétrovka, c'est bien cela ?
- Oui, c'est à cinq minutes d'ici, répondit le grand maître de la police, considérant le jeune homme avec une satisfaction non dissimulée. J'attends vos informations, Eraste Pétrovitch. Dieu vous garde.
Et, nanti de la bénédiction de la haute direction, l'assesseur de collège sortit.
1. En français dans le texte.
Mais, cinq minutes plus tard, Eraste Pétrovitch était loin d'être arrivé à l'hôtel Angleterre. En effet, à la sortie du fatidique appartement 47, l'attendait Goukmassov, la mine sombre.
- Veuillez entrer un instant chez moi, j'ai deux mots à vous dire, fit-il en le prenant fermement par le bras et en le poussant dans la chambre jouxtant l'appartement du général.
Cette chambre ressemblait comme deux gouttes d'eau à celle qu'occupait Fandorine. Il y trouva, assis sur le divan ou sur des chaises, tout un groupe d'hommes. Passant en revue leurs visages, il reconnut les officiers de la suite du défunt général, aperçus un peu plus tôt dans le salon. L'assesseur de collège salua l'assemblée d'un léger mouvement du buste. Non seulement personne ne répondit, mais les regards tournés vers lui exprimaient une franche hostilité. Fandorine croisa alors les bras sur sa poitrine, s'adossa au chambranle de la porte et changea d'attitude du tout au tout : d'aimable et courtoise, son expression se fit à son tour froide et hostile.
- Messieurs, dit le capitaine de Cosaques d'un ton sévère, presque solennel. Permettez-moi de vous présenter Eraste Pétrovitch Fandorine, que
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j'ai l'honneur de connaître depuis la guerre avec la Turquie. Il est pour l'heure attaché au général gouverneur de Moscou.
De nouveau, pas un seul des officiers ne daigna ne serait-ce qu'incliner la tête, et Eraste Pétrovitch se dispensa donc d'un second salut. Il attendait la suite. Goukmassov se tourna vers lui :
- Vous voyez là, monsieur Fandorine, mes compagnons de régiment. Le lieutenant-colonel Baranov, premier aide de camp ; le prince Erdéli, lieutenant et aide de camp ; le prince Abadziev, capitaine en second, aide de camp ; le capitaine de cavalerie Ouchakov, ordonnance ; le baron Eichgoltz, cornette et ordonnance ; le cornette Gall, ordonnance ; le centenier Markov, ordonnance.
- Je ne retiendrai pas tous ces noms, objecta Fandorine.
- Ce ne sera pas utile, répliqua sèchement Goukmassov. Je vous ai présenté tous ces messieurs parce que vous nous devez une explication.
- Je vous dois une explication ? reprit Fandorine sur le ton de l'ironie. Voyez-vous ça !
- Oui, monsieur. Daignez me faire connaître, en présence de tous, les raisons qui ont motivé l'interrogatoire humiliant auquel vous m'avez soumis devant le grand maître de la police de Moscou.
La voix du capitaine de Cosaques était menaçante, mais l'assesseur de collège n'en conserva pas moins son calme, et le léger bégaiement qui lui était coutumier en disparut même comme par enchantement.
- Mes questions, capitaine, étaient motivées par le fait que la mort de Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev est un événement de portée nationale, je dirais même historique. Et d'un. (Fandorine eut un
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sourire réprobateur.) Et pourtant, Prokhor Akhra-méiévitch, vous avez essayé de nous mener en bateau, qui plus est de manière fort peu habile. Et de deux. Le prince Dolgoroukoï m'a chargé de tirer cette affaire au clair. Et de trois. Et vous pouvez être certain que je remplirai ma mission, vous me connaissez. Et de quatre. A moins que vous ne disiez la vérité tout de suite ?
Le Caucasien en redingote tcherkesse blanche à cartouchière d'argent - lequel des deux princes était-ce ? - bondit de son divan.
- Un, deux, trois, quatre ! Messieurs, ce minable limier, ce petit plaisantin se moque de nous ! Prokhor, sur la tête de ma mère que je vais sur-le-champ...
- Rassieds-toi, Erdéli ! rugit Goukmassov. Et le Caucasien reprit aussitôt sa place en tirant nerveusement son menton en avant.
- Je vous connais en effet, Eraste Pétrovitch. Je vous connais, et j'ai pour vous de l'estime. (Le regard du capitaine était sombre et pesant.) Mikhaïl Dmitriévitch, lui aussi, vous estimait. Et si sa mémoire vous est chère, ne vous mêlez pas de cette affaire. Vous ne pourriez qu'aggraver les choses.
Fandorine répondit avec la même franchise et le même sérieux :
- S'il ne s'agissait que de moi et de ma vaine curiosité, soyez assuré que je serais heureux de satisfaire à votre demande, mais là, pardonnez-moi, je ne peux pas : une mission m'a été confiée.
Goukmassov fit craquer ses doigts crispés dans son dos, alla d'un coin à l'autre de la pièce dans un tintement d'éperons, puis se planta de nouveau devant l'assesseur de collège.
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- Eh bien, moi non plus je ne peux pas. Je ne peux pas vous laisser poursuivre votre enquête. La police, passe encore, mais pas vous. Vos talents, monsieur Fandorine, sont ici des plus mal venus. Sachez qu'en dépit de notre passé commun, j'userai de tous les moyens pour vous arrêter.
- Quels moyens, par exemple, Prokhor Akhra-méiévitch ?
- Moi, j'en ai un excellent ! intervint de nouveau le lieutenant Erdéli, sautant sur ses pieds. Vous venez, cher monsieur, d'attenter à l'honneur des officiers du 4e corps, et vous m'en rendrez raison, ici et maintenant ! Duel à mort, par-dessus le mouchoir !
- Pour autant que je me souvienne des règles régissant les duels, prononça sèchement Fandorine, c'est celui qui est provoqué qui définit les conditions. Mais soit, je jouerai avec vous à ce jeu stupide, mais plus tard, quand j'aurai terminé mon enquête. Vous pouvez m'envoyer vos témoins, je suis chambre 20. Au revoir, messieurs.
Il était sur le point de se retirer quand, au cri de " J'arriverai bien à t'imposer ce duel tout de suite ! ", Erdéli se précipita sur lui et voulut lui donner une gifle. Mais avec une dextérité étonnante, Eraste Pétrovitch s'empara de la main levée, prit le poignet du prince entre deux doigts et, alors qu'il paraissait à peine serrer, le visage du lieutenant se tordit de douleur.
- Canaille ! vociféra le Caucasien d'une voix de fausset, tout en se préparant à frapper de la main gauche.
Fandorine repoussa le fougueux prince et dit d'un ton méprisant :
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- Ne vous donnez pas cette peine. Nous considérerons que la gifle a été appliquée. Je vous provoque donc moi-même, et je vous ferai payer cette insulte par le sang.
L'officier flegmatique que Goukmassov avait présenté comme étant le lieutenant-colonel Baranov desserra pour la première fois les lèvres :
- Voilà qui est parfait. Pose tes conditions, Erdéli.
Et tout en frictionnant son poignet endolori, le lieutenant proféra d'un ton haineux :
- Duel au pistolet, sur-le-champ. Par-dessus le mouchoir.
- Comment cela, par-dessus le mouchoir ? demanda avec intérêt Fandorine. J'ai entendu parler de cette pratique, mais j'avoue ne pas en connaître les détails.
- C'est très simple, lui dit aimablement le lieutenant-colonel. De leur main libre, les protagonistes tiennent les deux extrémités opposées d'un mouchoir ordinaire. Tenez, vous pouvez prendre le mien, il est propre. (Baranov extirpa de sa poche un grand mouchoir à carreaux rouges et blancs.) Puis ils saisissent leurs pistolets. Goukmassov, où sont tes Lepage ?
Le capitaine de Cosaques prit sur la table un étui de forme oblongue, apparemment préparé d'avance pour l'occasion. Il souleva le couvercle et l'on vit étinceler deux longs canons incrustés.