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- Les adversaires prennent le pistolet qui leur a été attribué par tirage au sort, continuait d'expliquer Baranov en souriant avec aménité. Ils visent, encore qu'à cette distance, est-il vraiment besoin de viser ? Et tirent au commandement. Voilà, en gros, c'est tout.

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- Par tirage au sort ? se fit préciser Fandorine. Est-ce à dire que l'un des pistolets est chargé et l'autre non ?

- Cela va de soi, répondit le lieutenant-colonel avec un signe de tête affirmatif. C'est le principe même. Sinon ce ne serait pas un duel, mais un double suicide.

- Fort bien, dit l'assesseur de collège en haussant les épaules. Dans ce cas, je suis désolé pour le lieutenant. Dès que le sort intervient, je gagne. Le contraire ne s'est jamais produit.

- La volonté de Dieu est sur toutes choses, mais parler comme vous le faites risque de vous porter la guigne, fit remarquer Baranov sur un ton sentencieux.

Contrairement aux apparences, pensa Fandorine, ce doit être lui l'homme important, et non Goukmassov.

- Il vous faut un témoin, dit le capitaine de Cosaques. Si cela vous convient, en qualité de vieille connaissance, je peux vous offrir mes services. Et n'ayez aucun doute, le tirage au sort sera parfaitement loyal.

- Je n'ai pas le moindre doute là-dessus, Prokhor Akhraméiévitch. Quant à être mon témoin, je pense que vous ne convenez pas. Si la chance ne m'est pas favorable, cela ressemblera trop à un assassinat.

Baranov approuva d'un hochement de tête.

- Il a raison. Quel plaisir d'avoir affaire à un homme intelligent ! Que proposez-vous, monsieur Fandorine ?

- Un citoyen japonais comme témoin vous siérait-il ? Voyez-vous, je ne suis à Moscou que

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depuis ce matin, et je n'ai pas encore eu le temps de me faire des relations...

L'assesseur de collège ouvrit les bras en un geste d'excuse.

- Il peut bien être papou, du moment qu'on commence vite ! s'exclama Erdéli.

- Est-ce qu'il y aura un médecin ? demanda Eraste Pétrovitch.

- On n'en aura pas besoin, fit le lieutenant-colonel avec un soupir. A cette distance, tous les coups sont mortels.

- Bon ! bon ! A vrai dire, ce n'est pas pour moi mais pour le prince que je m'inquiète...

Indigné, Erdéli éructa une imprécation en géorgien avant de se retirer dans le coin le plus éloigné de la pièce.

Eraste Pétrovitch exposa l'affaire dans un court billet écrit en caractères bizarres de haut en bas et de droite à gauche et qu'il fit porter à la chambre 20.

Il fallut attendre Massa une bonne quinzaine de minutes. Les officiers commençaient déjà à s'énerver, voire à soupçonner l'assesseur de collège d'une manouvre.

L'apparition du témoin de la partie offensée produisit un effet considérable. Grand amateur de duels, Massa avait pour l'occasion endossé son kimono de cérémonie aux hautes épaules soigneusement amidonnées, mis à ses pieds des socquettes blanches et noué autour de sa taille sa plus belle ceinture aux motifs figurant des pousses de bambou.

- C'est quoi encore, ce macaque ? s'écria grossièrement Erdéli. Et puis après tout, je m'en fiche. Allons-y !

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Massa s'inclina cérémonieusement devant chacun des présents et remit à son maître la maudite épée de fonctionnaire qu'il tenait sur ses bras tendus.

- Voici votre épée, maître.

- Tu me fatigues avec ton épée, fit Eraste Pétro-vitch en poussant un soupir. Il s'agit d'un duel au pistolet. Avec ce monsieur que tu vois là-bas.

- Encore au pistolet ? demanda Massa, déçu. C'est vraiment une habitude barbare ! Et qui allez-vous tuer ? Cet homme chevelu ? C'est fou ce qu'il ressemble à un singe.

Les observateurs s'alignèrent le long du mur tandis que, se détournant, Goukmassov remuait dans tous les sens les deux pistolets, avant de proposer aux duellistes de choisir. Eraste Pétrovitch attendit qu'Erdéli, après s'être signé, s'empare d'une arme pour prendre négligemment la seconde du bout des doigts.

Conformément aux indications du capitaine de Cosaques, les deux hommes saisirent chacun un coin du mouchoir et s'écartèrent l'un de l'autre à une distance maximale qui, même les bras tendus, n'excédait pas trois pas. Le prince leva son pistolet à hauteur de son épaule et visa le front de son adversaire. Fandorine, lui, tenait son arme près de sa hanche sans viser du tout, ce qui d'ailleurs, à cette distance, était parfaitement inutile.

- Un, deux, trois ! compta rapidement le capitaine en reculant d'un pas.

Le pistolet du prince émit un claquement sec, alors qu'en revanche l'arme de Fandorine crachait la langue mauvaise d'une flamme. Le lieutenant se roula sur le tapis en serrant sa main droite transpercée par la balle et en jurant désespérément.

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Quand ses hurlements firent place à de sourds gémissements, Eraste Pétrovitch prononça d'un ton docte :

- Cette main ne pourra plus jamais vous servir à distribuer des gifles.

Dans le couloir, retentirent des bruits et des cris. Goukmassov entrouvrit la porte et expliqua qu'un triste incident venait de se produire, que, voulant décharger son arme, le lieutenant Erdéli venait de se blesser à la main. On envoya le prince se faire panser par le docteur Welling, qui, par chance, n'était pas encore parti chercher son nécessaire d'embaumement. Après quoi, tous se retrouvèrent dans la chambre de Goukmassov.

- Et maintenant ? interrogea Fandorine. Vous estimez-vous satisfaits ? Goukmassov secoua négativement la tête :

- Maintenant, vous allez vous battre avec moi. Dans les mêmes conditions.

- Et après ?

- Après, si la chance vous sourit encore, avec tous les autres, successivement. Jusqu'à ce qu'on vous tue. Eraste Pétrovitch, épargnez-nous cette épreuve, à moi et à mes camarades ! (Le capitaine regardait le jeune homme droit dans les yeux avec un air presque implorant.) Jurez-nous de ne pas prendre part à l'enquête et nous nous séparerons bons amis.

- Etre votre ami serait pour moi un honneur, mais vous exigez l'impossible, prononça tristement Fandorine.

Massa lui glissa à l'oreille :

- Maître, je ne comprends pas ce que vous dit cet homme à la belle moustache, mais je sens un danger. Ne serait-il pas plus sage d'attaquer les

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premiers et d'exterminer ces samouraïs avant qu'ils aient le temps de se préparer ? J'ai dans ma manche votre petit pistolet ainsi que ce casse-tête que je me suis acheté à Paris. Je meurs d'envie de l'étrenner !

- Massa, laisse tes manières de bandit, répondit Eraste Pétrovitch à son serviteur. Je me battrai avec ces messieurs à la loyale, avec chacun successivement.

- Oh ! alors il y en a pour un bout de temps, fit le Japonais d'une voix tramante et, reculant jusqu'au mur, il s'assit par terre.

- Messieurs, dit Fandorine, tentant d'en appeler à la sagesse des officiers, croyez-moi, vous n'arriverez à rien. Vous allez seulement perdre votre temps et...

- Pas de paroles inutiles, le coupa Goukmassov. Votre Japonais sait-il armer les pistolets de duel ? Non ? Dans ce cas, Eichgoltz, charge-t'en.

De nouveau, les deux protagonistes prirent chacun un pistolet et tendirent le mouchoir. Le capitaine était sombre et déterminé. Fandorine, pour sa part, avait plutôt l'air gêné. A trois (c'était à présent Baranov qui comptait), Goukmassov fit claquer en vain le chien de son arme. Eraste Pétrovitch, lui, ne tira pas du tout. Mortellement pâle, Goukmassov proféra entre ses dents :

- Tirez, Fandorine, et soyez maudit ! Vous, messieurs, décidez qui sera le suivant. Et barricadez la porte pour que personne ne vous dérange ! Ne le laissez pas sortir d'ici vivant.

- Vous ne voulez pas m'écouter, et vous avez tort, dit l'assesseur de collège en brandissant son pistolet chargé. Puisque je vous dis qu'avec un tirage au sort, vous n'arriverez à rien. Je possède,

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messieurs, un don rare : j'ai une chance indécente aux jeux de hasard. C'est un phénomène inexplicable, mais je m'y suis depuis longtemps habitué. Sans doute cela tient-il au fait que mon défunt père était, lui, poursuivi par une malchance tout aussi rare. Je gagne toujours, quel que soit le jeu, et c'est pour cela que je déteste jouer. (Il considéra de son regard limpide les visages sombres des officiers.) Vous ne me croyez pas ? Vous voyez cette pièce de monnaie ? dit Eraste Pétrovitch en sortant de sa poche un rouble en or qu'il tendit à Eichgoltz. Jetez-la en l'air et je vais deviner si c'est pile ou face.