Après un regard à Goukmassov et à Baranov, le baron, un tout jeune officier dont la moustache se laissait à peine deviner, haussa les épaules et lança en l'air la pièce de monnaie.
Elle tournoyait encore quand Fandorine annonça :
- Attendez... Eh bien, disons, face.
- Face, confirma Eichgoltz avant de relancer la pièce.
- Face de nouveau, fit l'assesseur de collège avec une moue lasse.
- Face ! s'écria le baron. Incroyable, messieurs, regardez vous-mêmes !
- Encore une fois, Mitia, lui dit Goukmassov.
- Pile, annonça Eraste Pétrovitch en regardant ailleurs.
Un silence de mort s'établit sur la chambre. Fandorine ne jeta même pas un regard à la paume largement ouverte du baron.
- Qu'est-ce que je vous disais ! Massa, ikô, owari dal. Adieu, messieurs !
1. Allons-y, Massa, c'est terminé.
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Le fonctionnaire et son serviteur japonais gagnèrent la porte sous les regards horrifiés des officiers.
Goukmassov, blanc comme un linge, dit avant qu'ils ne sortent :
- Fandorine, promettez de ne pas utiliser votre talent de détective au détriment de notre patrie. C'est l'honneur de la Russie qui est ici en jeu.
Eraste Pétrovitch garda un instant le silence avant de répondre :
- Je promets, Goukmassov, de ne rien faire qui soit contraire à mon propre honneur, je pense que c'est suffisant.
L'assesseur de collège disparut dans le couloir, tandis que Massa, arrivé sur le seuil, se retournait et saluait très cérémonieusement les officiers avant de s'éclipser à son tour.
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Les chambres de l'hôtel Angleterre ne le cédaient en rien à celles du respectable Dusseaux par la magnificence de leur aménagement. Par leur architecture plus recherchée, peut-être même les surpassaient-elles, encore que les somptueuses dorures des plafonds et les volutes de marbre eussent quelque chose de fabriqué ou, pour le moins, gratuit. L'entrée en revanche étincelait de lumière électrique, un ascenseur desservait les trois étages et, à la réception, retentissait à tout bout de champ la sonnerie stridente de cette merveille de la technique moderne qu'était le téléphone.
Après quelques pas dans le vaste hall aux multiples miroirs et aux canapés de cuir, Eraste Pétrovitch s'arrêta devant le tableau portant le nom des hôtes. La population de l'hôtel était plus bigarrée que celle du Dusseaux : commerçants étrangers, agents de change, acteurs de théâtre à succès. Mais aucune Wanda ne figurait dans la liste.
Fandorine observa un moment les membres du personnel qui allaient et venaient entre la réception et l'ascenseur et jeta son dévolu sur un garçon au visage expressif et à l'air particulièrement dégourdi.
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- Madame Wanda n'habite donc p-plus ici ? demanda l'assesseur de collège en laissant paraître un léger trouble.
- Comment cela, mais si ! répondit volontiers le garçon.
Et, accompagnant le regard du beau monsieur, il indiqua du doigt une ligne sur le tableau.
- Tenez : " Mme Helga Ivanovna Tollé ". C'est elle. Quant à Wanda, c'est son surnom, ça sonne mieux. Elle est logée dans l'aile. Vous sortez dans la cour par la porte que vous voyez là-bas, madame Wanda a une entrée séparée. Seulement, à cette heure, elle n'est pas encore là.
Le garçon allait s'éloigner, mais quand Eraste Pétrovitch fit crisser un billet dans sa poche, il se figea sur place, comme vissé au sol.
- Il y aura une commission à lui faire ? demanda-t-il en posant sur le visiteur un regard plein de dévotion.
- Quand revient-elle ?
- Ça dépend. Elle chante au restaurant YAlpen-rose. Tous les jours sauf le lundi. Mais j'ai une idée, monsieur. Installez-vous au buffet, prenez un petit thé ou autre chose, et moi, je promets de vous prévenir dès que mam'zelle est de retour.
- Et comment est-elle ? demanda Eraste Pétrovitch en dessinant dans l'espace un contour imprécis. Elle est v-vraiment si belle que ça ?
- Une vraie image ! dit le garçon en faisant claquer ses lèvres rouges et charnues. Chez nous, elle est particulièrement bien vue. Elle paye son appartement trois cents roubles par mois et, question pourboire, elle est drôlement généreuse.
A ce point de son récit, le garçon observa une pause psychologiquement calculée, et Fandorine
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sortit lentement deux billets d'un rouble, qu'il glissa comme par inadvertance dans sa poche de poitrine.
- Seulement, madame Wanda ne reçoit personne chez elle, elle est très stricte, déclara gravement le garçon, le regard rivé sur la poche du monsieur. Mais je l'aviserai de votre visite. Vous savez, j'ai toute sa confiance.
- Tiens, prends ça, dit Eraste Pétrovitch en lui tendant un premier billet. Tu auras le second au retour de m-mademoiselle Wanda. Moi, en attendant, je vais aller lire le journal. Où dis-tu que se trouve le buffet ?
Les Nouvelles de Moscou datées du 25 juin 1882 donnaient les informations suivantes :
Télégramme de Singapour
Le célèbre navigateur N. N. Mikloukha-Maklaï projette de rentrer en Russie à bord du clipper Le Tirailleur. Son état de santé s'est sensiblement détérioré. Il est très maigre et souffre de fièvres et de névralgies permanentes. Il est le plus souvent d'humeur morose. Le grand voyageur a confié à notre correspondant qu'il en avait par-dessus la tête de bourlinguer et rêvait de rejoindre au plus vite ses rivages natals.
^ Eraste Pétrovitch hocha la tête en revoyant comme s'il était devant lui le visage émacié et dévoré de tics du martyr de l'ethnographie. Il tourna la page.
La publicité américaine sacrilège
" LA MORT DU PRÉSIDENT " Cette inscription en lettres énormes est apparue il y a quelques jours au-dessus de Broadway, principale artère de New York. Les passants interloqués s'immobilisaient sur place,
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et c'est alors seulement qu'ils avaient la possibilité de lire ce qui était écrit après, en plus petits caractères : "n'aurait fait aucun doute, s'il n'avait porté dans notre climat incertain de chauds sous-vêtements en laine de la marque Garland ". Le porte-parole de la Maison-Blanche a porté plainte contre cette firme sans scrupule qui n'hésite pas à utiliser le plus haut personnage de l'Etat à des fins commerciales.
Dieu merci, nous n'en sommes pas encore là et je doute qu'on y arrive un jour, pensa avec satisfaction l'assesseur de collège. On a beau dire, Sa Majesté l'Empereur, c'est tout de même autre chose qu'un président !
Amateur de belles-lettres, il fut également attiré par le titre suivant :
Conférences littéraires
Le spacieux salon de la princesse Troubetskoï, dans lequel s'était rassemblée une assistance nombreuse, a accueilli une conférence sur la littérature contemporaine du professeur I. N. Pavlov. Celui-ci a consacré sa réflexion à l'analyse des dernières ouvres de I. S. Tourgueniev, démontrant, preuves en mains, la dégradation que connaît aujourd'hui le talent de l'auteur dans sa course à la représentation d'une réalité fausse et tendancieuse. La conférence suivante sera consacrée à une étude des ouvres de Chtchédrine, principal représentant du réalisme le plus grossier et le plus fallacieux.
La lecture de cet article plongea Fandorine dans le désarroi. Au Japon, il était de bon ton chez les diplomates russes de louer les mérites de messieurs Tourgueniev et Chtchédrine, et il découvrait combien, en à peine six ans d'absence, il s'était coupé de la
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vie littéraire de son pays. Et maintenant, quoi du côté de la technique ?