- Plus un complément trimestriel pour les heures supplémentaires.
- Je donnerai des instructions afin qu'il vous soit attribué une prime de cinq cents roubles sur le fonds spécial. Pour votre zèle et pour le danger encouru. A demain donc. Venez me voir, nous travaillerons sur les différentes hypothèses.
Et la porte se referma sur l'étonnant visiteur.
La Direction de la police judiciaire était en effet méconnaissable. Des messieurs inconnus à l'air affairé fonçaient dans les couloirs avec des papiers sous le bras et même les anciens collaborateurs, au lieu de leur démarche chaloupée, allaient d'un
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pas résolu et l'air concentré. Dans le fumoir - ô merveille - il n'y avait pas un chat.
Par curiosité, Eraste Pétrovitch jeta un coup d'oil dans l'ancien buffet, et effectivement, sur la table, à la place du samovar et des tasses, était installé un appareil Baudot. Le télégraphiste, un jeune homme en veste d'uniforme, regarda l'intrus d'un air sévère et interrogateur.
Le personnel d'investigation s'était installé dans le bureau du directeur, monsieur le colonel ayant été, la veille, démis de ses fonctions. Eraste Pétrovitch, encore un peu pâle - on venait de lui retirer ses fils, et l'opération avait été douloureuse -, frappa à la porte et passa la tête dans la pièce. Le bureau lui aussi était transformé : les confortables fauteuils de cuir avaient disparu, remplacés par trois rangs de simples chaises, et, contre le mur, étaient posés deux tableaux noirs, entièrement recouverts de schémas. Visiblement, une réunion venait tout juste de se terminer. Brilling était en train d'essuyer ses mains blanchies de craie avec un chiffon, tandis que les fonctionnaires et les agents se dirigeaient vers la sortie en continuant d'échanger des propos d'un air préoccupé.
Intimidé, Eraste Pétrovitch restait planté sur le seuil.
- Entrez, Fandorine, entrez, ne restez pas à la porte, le pressa le nouveau maître des lieux. Alors, on vous a bien raccommodé ? Voilà qui est parfait. Vous allez travailler directement avec moi. Je ne vous attribue pas de table - de toute façon vous n'aurez guère à rester assis. Dommage que vous arriviez trop tard, nous venons d'avoir une discussion passionnante à
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propos du fameux " Azazel " dont vous parlez dans votre rapport.
- Il existe donc ? Je n'avais pas mal entendu ? demanda Eraste Pétrovitch, tout ouïe. Et moi qui craignais d'avoir rêvé.
- Vous n'avez pas rêvé. Azazel est l'ange déchu. Quelle note aviez-vous en catéchisme ? Vous vous souvenez des boucs émissaires ? Comme vous devez le savoir, ils étaient deux. L'un était destiné à Dieu pour la rédemption des péchés, l'autre à Azazel, afin de prévenir sa colère. Chez les juifs, dans le Livre d'Hénoch, Azazel enseigne aux humains toutes sortes de vilenies : aux hommes, à faire la guerre et à fabriquer des armes ; aux femmes, à se peindre le visage et à se débarrasser des enfants qu'elles portent. En un mot, c'est un démon rebelle, un esprit destructeur
- Mais qu'est-ce que cela peut bien signifier ?
- Un assesseur de collège, parmi vos collègues ae Moscou, a échafaudé toute une hypothèse, qui tourne autour d'une organisation secrète juive. Il a parlé du Sinédrion juif et du sang des bébés chrétiens. Il ressort de son schéma que Béjetskaïa est une fille d'Israël, et Akhtyrtsev, l'agneau apporté sur l'autel sacrificatoire du Dieu des juifs. En résumé, un ramassis d'inepties. Je n'ai déjà que trop entendu ces délires judéophobes à Pétersbourg. Au moindre événement malheureux dont les causes ne sont pas évidentes, Sinédrion est immédiatement mis<en cause.
- Et quel est votre avis... chef l demanda Eraste Pétrovitch non sans éprouver an ;ertam émoi à s'adresser à son supérieur de cette façon inhabituelle.
- Veuillez regarder ici, dit Brilling en s approchant d'un des tableaux noirs. Ces quatre cercles en haut représentent les quatre hypothèses possibles. Le
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premier cercle, comme vous le voyez, renferme un point d'interrogation. C'est l'hypothèse la moins vraisemblable : l'assassin agit en solitaire, vous-même et Akhtyrtsev vous êtes trouvés ses victimes de hasard. Il est possible que ce soit un maniaque toqué de démonisme. Dans cette hypothèse, nous sommes dans l'impasse tant qu'il n'y a pas de nouveaux crimes du même genre. J'ai envoyé des dépêches à travers toute la province pour demander si on avait connaissance de meurtres semblables. Je doute du résultat : si un tel maniaque s'était manifesté auparavant, j'en aurais eu connaissance. Le second cercle entoure les lettres A B - à savoir, Amalia Béjetskaïa. Elle est incontestablement suspecte. Depuis chez elle, il était facile de vous suivre jusqu'au Crimée, vous et Akhtyrtsev. Sans compter qu'elle disparaît sitôt après. Toutefois, le mobile du crime est obscur.
- Si elle s'est enfuie, c'est bien qu'elle est impliquée dans l'affaire, s'enflamma Fandorine. Il en découle donc que l'homme aux yeux pâles n'est nullement un solitaire.
- Rien n'est moins sûr. Nous savons que Béjetskaïa vivait sous une fausse identité. Il s'agit sans doute d'une aventurière. Vivant probablement aux crochets de riches protecteurs. Mais de là à tuer, de surcroît par la main d'un monsieur aussi habile... ? A en juger par votre témoignage, ce n'était pas un quelconque amateur, mais un authentique tueur professionnel. Ce coup porté au foie, c'est du travail d'orfèvre. Je suis allé à la morgue, j'ai examiné Akhtyrtsev. Si vous n'aviez pas eu votre corset, à l'heure qu'il est, vous y seriez aussi, et la police aurait mis tout cela sur le compte d'une agression pour vol ou d'une bagarre après une soirée trop arrosée. Mais
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revenons à Béjetskaïa. Elle peut très bien avoir été informée des événements par un de ses domestiques - le Crimée n'est qu'à quelques minutes à pied de chez elle. Il y a eu tout un tintamarre - la police, les voisins réveillés en pleine nuit... Un des serviteurs ou, disons, le portier aura reconnu en l'homme assassiné un des invités de Béjetskaïa et l'en aura informée. Elle, redoutant à juste titre une enquête policière qui l'aurait inévitablement démasquée, s'empresse de disparaître. Elle a pour ce faire plus de temps qu'il n'en faut - votre excellent Ksavéri Féofilaktovitch ne débarque avec son mandat que le lendemain après-midi. Je sais, je sais, vous avez été commotionné et n'avez pas repris vos sens immédiatement. Le temps que vous dictiez votre rapport, le temps que le directeur se gratte la nuque en se demandant que faire... Quoi qu'il en soit, j'ai lancé un avis de recherche concernant Béjetskaïa. Elle n'est vraisemblablement déjà plus à Moscou. Je pense même qu'elle a quitté la Russie - dix jours, c'est plus de temps qu'il n'en faut. Nous sommes en train de dresser la liste des habitués de sa maison, mais il s'agit pour la plupart de gens influents. Il va falloir faire preuve de doigté. Un seul m'inspire de sérieux soupçons.
De sa baguette, Ivan Frantsévitch indiqua le troisième cercle, sur lequel était écrit C Z.
- Comte Zourov, Hippolyte Alexandrovitch. De toute évidence, l'amant de Béjetskaïa. Un individu dépourvu de principes moraux, joueur, bretteur, à moitié fêlé. Nous disposons de preuves indirectes. Primo, il est parti, fortement surexcité, après une altercation avec la victime. Secundo, il avait la possibilité de guetter la victime, de la prendre en filature et de lui envoyer un tueur. Tertio, le mobile, quoique
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dérisoire, existe : la jalousie ou un désir de vengeance pathologique. Et peut-être autre chose encore. Principale lacune de cette théorie : Zourov n'est pas du genre à tuer par l'intermédiaire d'un tiers. Cependant, selon les informations recueillies par les agents, toutes sortes d'individus louches tournent en permanence autour de lui, si bien que l'hypothèse reste prometteuse. Et vous, Fandorine, c'est justement celle-ci que vous allez creuser. Tout un groupe d'agents est aux basques de Zourov, mais vous, vous agirez seul, cela vous réussit bien. Nous examinerons plus tard les détails de votre mission, mais, dans l'immédiat, passons au dernier cercle. Celui-là, je m'en occupe personnellement.