Le tunnel sous la Manche
La longueur du tunnel ferroviaire sous la Manche atteint déjà les 1 200 mètres. Les galeries sont creusées par l'ingénieur Brunton au moyen d'une foreuse fonctionnant à l'air comprimé. L'ouvrage devrait avoir globalement une longueur d'un peu plus de trente verstes. Le projet initial prévoyait que les galeries française et anglaise se rejoindraient en cinq ans, mais les esprits sceptiques affirment que, suite aux difficultés rencontrées dans l'habillage de la galerie et la pose des rails, l'ouverture de la voie n'aura en aucun cas lieu avant 1890...
Attentif au progrès, Fandorine portait le plus grand intérêt au creusement de ce tunnel. Il ne put cependant pas aller jusqu'au bout de l'article. Depuis quelques minutes, en effet, un individu en complet gris, dont il avait déjà remarqué la présence dans le hall auprès du serveur en chef, tournait autour du bar, et les quelques mots qui parvenaient à l'oreille de l'assesseur de collège (qui, il faut bien le dire, jouissait d'une ouïe excellente) lui paraissaient à ce point curieux qu'il cessa immédiatement sa lecture tout en gardant le journal ouvert devant lui.
- Arrête de finasser, insistait l'homme en gris, s'adressant au garçon de buffet. Tu étais de service cette nuit, oui ou non ?
- Je dormais, Votre Honneur, tonna le solide gaillard aux bonnes joues rosés et à la barbe huileuse partagée en deux. De ceux qui étaient là cette nuit, il n'y a que Senka.
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D'un mouvement de son affreuse barbe, il indiqua un gamin qui servait les pâtisseries et le thé.
L'homme en gris fit signe à Senka d'approcher. C'est à coup sûr un policier, se dit Eraste Pétro-vitch sans trop s'en étonner. Evguéni Ossipovitch est jaloux, monsieur le grand maître de la police ne voudrait surtout pas que les lauriers reviennent au fonctionnaire chargé des missions spéciales.
- Dis-moi, Senka, prononça d'un ton patelin le vétilleux personnage, mademoiselle Wanda a-t-elle reçu cette nuit un général accompagné de ses officiers ?
Senka renifla, battit de ses cils clairs et se fit répéter la question :
- Un général ? C'te nuit ?
- Oui, un général, répéta le policier en opinant du chef.
- Ici ? fit le gamin en plissant son front.
- Oui, ici, où veux-tu que ce soit ?
- Parce que les générais y s'baladent la nuit ? demanda Senka, incrédule.
- Et pourquoi pas ?
Le gamin rétorqua d'un ton profondément convaincu :
- Les générais, la nuit, ça dort. C'est pour ça qu'y sont générais.
- Fais... Fais attention, petit crétin! s'énerva l'homme en gris. Si tu continues je t'embarque et, crois-moi, au poste, c'est une autre chanson que tu vas me chanter !
- J'suis qu'un pauv' orphelin, m'sieur, répondit Senka, ses yeux inexpressifs tout à coup pleins de larmes. Pour le poste, faut pas. Ça m'donne des crises de pilepsie.
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- Vous êtes tous de mèche ou quoi ! lança l'agent en crachant. Mais peu importe, j'arriverai bien à vous démasquer !
Et il sortit en claquant la porte avec fracas.
- C'est qu'y rigole pas, l'monsieur, dit Senka en le regardant partir.
- Ceux d'hier, ils rigolaient encore moins, répondit à voix basse le garçon de buffet en envoyant une tape sur la nuque rasée du gamin. Ces messieurs-là, ils n'ont pas besoin de la police pour vous arracher la tête. Mais attention, Senka, pas un mot ! D'ailleurs, je parie qu'ils t'ont donné quelque chose, pas vrai ?
- Prov Sémionovitch, par le Christ Dieu, se mit à bredouiller le gamin en clignant des yeux. J'vous l'dis, comme j'ie dirais d'vant une sainte icône ! Y m'ont juste filé une p'tite pièce de quinze kopecks, et encore j'ies ai portés à l'église où ce que j'ai mis un cierge pour l'salut d'ma pauv' mère...
- C'est ça, une petite pièce que tu as portée à l'église ! Et tu penses que je vais te croire ! dit le serveur en levant la main pour frapper Senka.
Mais celui-ci, esquivant habilement le coup, attrapa son plateau et s'élança vers un client qui venait de le héler.
Eraste Pétrovitch posa Les Nouvelles de Moscou et s'approcha du bar.
- Cet homme était de la police ? demanda-t-il d'un air fortement indisposé. Voyez-vous, mon cher, je ne suis pas venu ici pour s-savourer votre thé, j'attends madame Wanda. Pourquoi la police s'intéresse-t-elle à elle ?
Le garçon de buffet le toisa du regard et demanda prudemment :
- Mais elle vous a donné rendez-vous, monsieur ?
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- Et comment, p-puisque je vous dis que je l'attends ! (Les yeux bleus du jeune homme exprimaient la plus grande anxiété.) Mais il ne me plaît pas du tout de voir la police rôder autour d'elle. On m'a assuré que mademoiselle Wanda était une jeune personne comme il faut, et voilà que je me heurte à un p-policier ! Encore heureux que je sois en civil et pas en uniforme.
Le garçon voulut calmer l'inquiétude du visiteur :
- Rassurez-vous, Votre Noblesse, ce n'est pas une vulgaire prostituée, elle est tout ce qu'il y a de bien. Il y en a même qui viennent la voir en uniforme sans rougir.
- En uniforme ? fit le jeune homme, feignant de s'étonner. Comment cela, même des officiers ?
Le garçon de buffet et Senka, qui venait de reparaître, échangèrent un regard et éclatèrent de rire.
- Tape plus haut, fit Senka en pouffant. Même qu'on voit v'nir des générais ! Et pour faire la noce, y s'y entendent ! Y z'arrivent sur leurs jambes, mais quand y r'partent, faut êt'e deux pour les t'nir ! Une sacré luronne, mam'zelle Wanda !
Le galopin se vit gratifier d'une bonne gifle par Prov Sémionovitch :
- Arrête de raconter n'importe quoi, Senka. Je t'ai dit de te taire. Motus et bouche cousue !
Eraste Pétrovitch grimaça d'un air dégoûté et retourna à sa table. Mais l'envie de lire l'article sur le tunnel sous la Manche lui était passée. Il était trop impatient de discuter avec mademoiselle Helga Ivanovna Tollé.
L'assesseur de collège n'eut pas longtemps à attendre. A peine cinq minutes plus tard, le garçon à qui il avait donné un rouble apparut et, plié en deux, lui glissa à l'oreille :
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- Elle est rentrée. Qui dois-je annoncer ?
Fandorine tira d'un portefeuille en crocodile une carte de visite et, après un temps de réflexion, il écrivit quelques mots à l'aide d'un petit crayon en argent.
- Voilà, t-transmets-lui ça. Le garçon s'acquitta de sa mission en un éclair et, de retour, annonça :
- Elle vous attend. Suivez-moi, monsieur. Je vais vous conduire.
Dehors, il commençait à faire sombre. Eraste Pétrovitch examina le bâtiment annexe dont tout le rez-de-chaussée était occupé par la mystérieuse madame Wanda. Les raisons pour lesquelles la dame possédait une entrée séparée étaient faciles à comprendre. Ses visiteurs préféraient manifestement la discrétion. Les hautes fenêtres étaient surmontées par le balcon de l'étage, lequel prenait appui sur toute une kyrielle de cariatides. D'une manière générale, la façade était surchargée de sculptures de toutes sortes, caractéristiques du mauvais goût des années 60, période à laquelle, selon toute évidence, avait été édifié ce coquet bâtiment.
Le garçon appuya sur la sonnette électrique et, empochant son second rouble, s'éloigna après un profond salut. Il était tellement désireux de se montrer à la fois discret et complice qu'il alla jusqu'à retraverser la cour sur la pointe des pieds.
La porte s'ouvrit, et Fandorine eut devant lui une femme mince, d'apparence fragile, aux cheveux bouffants d'un blond cendré et aux immenses yeux verts pleins d'ironie. Bien que, à cet instant précis, ce ne fût pas tant l'ironie qu'une certaine méfiance qu'on pouvait y lire.
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- Entrez, hôte énigmatique, dit la jeune femme d'une voix de poitrine que rien n'aurait pu mieux qualifier que l'épithète poétique d'" envoûtante ".
En dépit de son nom allemand, Fandorine ne décela pas la moindre trace d'accent dans le langage de la maîtresse des lieux.
L'appartement occupé par mademoiselle Wanda se composait d'une entrée et d'un vaste salon qui, apparemment, faisait également fonction de boudoir. Eraste Pétrovitch se dit qu'étant donné la profession exercée par la dame, cela était tout à fait naturel, mais cette pensée le troubla car madame Wanda ne ressemblait en rien à une femme de mours légères. Précédant son visiteur dans le salon, elle s'assit dans un fauteuil profond couvert d'une tapisserie turque, croisa les jambes et posa un regard interrogateur au jeune homme, qui restait planté sur le pas de la porte. Ici, la lumière électrique permettait à Fandorine de mieux distinguer Wanda et son intérieur.