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Ce n'est pas une beauté, telle fut la première constatation d'Eraste Pétrovitch. Nez sans doute un peu trop retroussé, bouche trop grande, pommettes plus saillantes que ne le voudrait le canon classique. Mais, curieusement, loin de l'affaiblir, toutes ces imperfections renforçaient l'impression de charme rare qui émanait de l'ensemble. On avait envie de regarder ce visage sans s'en détacher, tant il contenait de vie, de sensibilité et de cette magie impossible à décrire, mais que tout homme perçoit immanquablement et que l'on nomme la féminité. Eh bien, se dit en conclusion Eraste Pétrovitch, si cette demoiselle Wanda jouit ici d'un tel succès, c'est que les Moscovites n'ont pas si mauvais goût. Et, s'arrachant à regret à la contemplation de l'éton-

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nant visage, il examina attentivement la pièce. Il s'agissait d'un intérieur typiquement parisien: gamme de couleurs entre le pourpre et le bordeaux, tapis moelleux, mobilier confortable et coûteux, profusion de lampes et de lumignons aux abat-jour multicolores, statuettes chinoises et, au mur - dernier chic -, gravures japonaises représentant geishas et acteurs du théâtre kabuki. Dans le coin le plus éloigné, derrière deux colonnes, se trouvait une alcôve, mais son tact et sa délicatesse empêchèrent Fandorine d'attarder son regard dans cette direction.

Ce fut la maîtresse de maison qui mit fin à cette pause, un peu longue il est vrai :

- " Tout " quoi ?

Eraste Pétrovitch sursauta, ressentant presque physiquement la façon dont la voix magique faisait vibrer dans son âme des cordes secrètes rarement sollicitées. Sur son visage se refléta une interrogation polie, et Wanda prononça non sans une certaine impatience :

- Sur votre carte de visite, monsieur Fandorine, est écrit " Je sais tout ". Tout quoi ? Et d'ailleurs qui êtes-vous ?

- Fonctionnaire pour les missions spéciales auprès du général gouverneur le prince Dolgoroukoï, répondit calmement Eraste Pétrovitch. Je suis chargé d'enquêter sur les circonstances de la mort du général Sobolev.

Remarquant que les fins sourcils de la maîtresse de maison ébauchaient un mouvement vers le haut, il ajouta :

- Surtout ne faites pas mine, madame, d'ignorer la mort d-du général. Concernant ce que j'ai écrit sur ma carte, j'avoue avoir un peu menti.

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Mais si je suis loin de tout savoir, je sais l'essentiel. Mikhaïl Dmitriévitch Sobolev est mort dans cette pièce ce matin aux environs d'une heure.

Wanda frissonna et, comme brusquement saisie de froid, elle porta ses mains fines à son cou, mais ne dit rien. Fandorine eut un hochement de tête satisfait et poursuivit :

- Vous n'avez trahi personne, madame, et vous n'avez pas manqué à votre parole. Ces messieurs les officiers sont seuls fautifs. Ils ont vraiment trop maladroitement maquillé les faits. Je serai f-franc avec vous et je compte sur la même sincérité de votre part. Voici les renseignements dont je dispose. (Il ferma un instant les yeux pour ne pas se laisser distraire par le jeu subtil des nuances de blanc et de rosé qui étaient apparues sur le visage troublé de son interlocutrice.) En quittant le restaurant du Dusseaux, vous êtes venue directement ici avec Sobolev et ses officiers. C'était un peu avant minuit. Une heure après, le général était mort. Les officiers l'ont fait sortir d'ici en le faisant passer pour ivre et l'ont ramené à son hôtel. Complétez le tableau des événements, et je tâcherai de vous éviter un interrogatoire policier. A propos, la police est déjà venue, et les employés de l'hôtel ne manqueront pas de vous le rapporter. Ainsi, je vous assure que vous auriez tout intérêt à vous expliquer avec moi.

Et l'assesseur de collège se tut, jugeant qu'il en avait assez dit. Wanda se leva d'un mouvement brusque et, sur le dossier d'une chaise, prit un châle persan, qu'elle jeta sur ses épaules. Pourtant, la soirée était chaude, presque étouffante. Puis elle traversa deux fois la pièce tout en jetant de temps

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en temps des regards au fonctionnaire, qui attendait. Enfin, elle s'arrêta face à lui :

- Eh bien, puisqu'il le faut... Vous, au moins, vous ne ressemblez pas à un policier. Mais asseyez-vous. Le récit risque de prendre du temps.

Elle lui indiqua un somptueux divan couvert de cousins brodés, mais Eraste Pétrovitch préféra opter pour une chaise. C'est une femme intelligente, se dit-il. Une femme forte et qui ne manque pas de sang-froid. Elle ne me dira pas toute la vérité, mais ce qu'elle me dira sera vrai.

- J'ai fait la connaissance du général hier, au restaurant du Dusseaux.

S'interrompant, Wanda alla chercher un petit pouf de brocart et s'assit tout près de Fandorine, de telle façon qu'elle devait lever la tête pour le regarder. Cette position la rendait à la fois attirante et vulnérable, telle une esclave orientale aux pieds d'un padichah. Mal à l'aise, Eraste Pétrovitch commença à se tortiller sur sa chaise, mais reculer eût été ridicule.

- C'était un bel homme, reprit-elle. J'avais bien sûr beaucoup entendu parler de lui, mais je ne l'imaginais pas aussi séduisant. Surtout avec ses yeux couleur de bleuet. (Wanda passa une main pensive sur ses sourcils, comme pour chasser un souvenir.) J'ai chanté pour lui. Il m'a invitée à sa table. J'ignore ce que l'on vous a raconté sur moi, mais je suis certaine qu'on vous a beaucoup menti. Je ne suis pas une hypocrite, mais une femme libre et moderne qui décide elle-même de qui elle veut aimer. (Elle jeta à Fandorine un regard provocateur, et il comprit qu'à cet instant elle ne jouait pas la comédie.) Si un homme me plaît, et si je décide qu'il doit m'appartenir, je ne le traîne pas à l'église,

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comme le font toutes vos " honnêtes femmes ". C'est vrai, je ne suis pas " une honnête femme ", en ce sens que je ne reconnais pas les usages de votre monde.

Comme esclave sans défense, elle se pose là, s'étonna en son for intérieur Eraste Pétrovitch, considérant d'en haut les yeux d'émeraude qui scintillaient. C'était plutôt un genre de reine des Amazones qu'il avait devant lui. Il était facile d'imaginer la façon dont elle faisait tourner la tête des hommes par ces va-et-vient rapides entre arrogance et docilité.

- Je vous demanderais de vous en t-tenir à l'affaire, dit sèchement Fandorine, refusant de s'abandonner à des sentiments déplacés.

- Mais je m'y tiens on ne peut mieux, répliqua l'Amazone d'un ton moqueur. Ce n'est pas vous qui m'achetez, c'est moi qui vous prends, en vous faisant payer, de surcroît ! Combien de vos femmes " honnêtes " auraient été heureuses de tromper leur mari avec ce même Général Blanc, mais elles l'auraient fait en secret, comme des voleuses. Moi, je suis une femme libre, et je n'ai aucune raison de me cacher. Oui, c'est vrai, Sobolev m'a plu. (De nouveau elle changea brusquement de ton, qui, de provocateur, se fit malicieux.) Et puis, pourquoi le cacher, il m'a semblé flatteur d'ajouter à ma collection un machaon de cette taille ! Après... (Wanda haussa une épaule.) Après, rien que d'habituel. Nous sommes venus chez moi, nous avons bu du vin. Je me rappelle mal ce qui s'est passé ensuite. J'avais la tête qui tournait un peu. A un moment, j'ai simplement réalisé que nous étions déjà là-bas, dans l'alcôve. (Elle eut un petit rire rauque qui s'interrompit presque aussitôt, tan-

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dis que son regard s'éteignait.) Ensuite, ce fut horrible, je préfère oublier. Permettez-moi d'omettre les détails physiologiques, d'accord ? On ne peut souhaiter cela à personne... Quand un amant, dans l'ardeur la plus extrême de ses tendresses, devient soudain tout raide et s'abat sur vous comme un poids mort...