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Wanda eut un sanglot et écrasa rageusement une larme.

Eraste Pétrovitch observait attentivement ses mimiques et ses intonations. Apparemment, la demoiselle disait la vérité. Après un silence courtois, il demanda :

- Votre rencontre avec le g-général était-elle fortuite ?

- Oui. Enfin, pas tout à fait, bien sûr. J'avais entendu dire que le Général Blanc était descendu au Dusseaux. Et j'étais curieuse de le voir de près.

- Mikhaïl Dmitriévitch a-t-il bu beaucoup chez vous ?

- Oh non ! A peine une demi-bouteille de Château d'Yquem. Fandorine s'étonna :

- C'est lui qui avait apporté le vin ?

La maîtresse des lieux s'étonna à son tour :

- Non, quelle idée !

- Voyez-vous, madame, je connaissais assez bien le défunt, et le Château d'Yquem était son vin préféré. Comment pouviez-vous le savoir ?

Wanda eut un geste vague de ses doigts effilés : ^ -Je l'ignorais absolument. Mais, moi aussi, j'aime le Château d'Yquem. Je crois que, d'une manière générale, Sobolev et moi avions beaucoup de points communs. Comme il est dommage que notre rencontre ait été si brève...

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Elle eut un petit ricanement amer et, mine de rien, jeta un regard à l'horloge de la cheminée.

Ce mouvement n'échappa pas à l'attention de Fandorine, qui marqua volontairement une pause avant de poursuivre son interrogatoire.

- Bon. La suite est évidente. Vous avez pris peur. Sans doute avez-vous crié. Les officiers sont accourus, ont essayé de ramener Sobolev à la vie. Vous avez fait venir un médecin ?

- Non, on voyait bien qu'il était mort. Les officiers ont failli me mettre en pièces. (Elle eut un nouveau ricanement, où l'amertume avait fait place à la colère.) L'un d'eux surtout, en manteau circassien, était en rage. Il ne cessait de parler de honte, de la menace pour leur cause, de la mort dans le lit d'une prostituée. (Wanda eut un sourire mauvais qui dévoila une belle rangée de dents blanches et régulières.) Il y avait aussi un capitaine de Cosaques absolument terrifiant. Il a commencé par pleurer, puis a dit qu'il me tuerait si je parlais. Il m'a proposé de l'argent. Que j'ai d'ailleurs accepté. J'ai pris leurs menaces au sérieux. Ils étaient vraiment très convaincants, surtout ce capitaine de Cosaques.

- Oui, oui, je sais, dit Fandorine en hochant la tête.

- En somme, c'est tout. Ils ont rhabillé le défunt, l'ont pris sous les bras, comme s'il avait été soûl, et l'ont emmené. Ainsi, c'en était fini du héros. Vous vouliez la vérité ? La voilà. Vous pouvez faire savoir à votre gouverneur que le vainqueur des musulmans et l'espoir de la Russie a trouvé la mort des braves dans le lit d'une catin. Avec un peu de chance, j'entrerai dans l'histoire en qualité de nouvelle Dalila. Qu'en pensez-vous,

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monsieur Fandorine, parlera-t-on de moi dans les manuels d'histoire ?

Cette fois, elle rit d'une manière franchement arrogante.

- J'en doute, rétorqua Eraste Pétrovitch, pensif.

Le tableau était clair à présent. Comme était claire l'obstination des officiers à vouloir garder le secret. Un héros national trouvant la mort de la sorte. C'était difficile à admettre. Ce n'était pas dans les manières russes. Les Français auraient sans doute pardonné à leur idole, mais chez nous, on allait considérer cela comme une honte nationale.

En ce qui concernait la demoiselle Wanda, il n'y avait pas à s'inquiéter pour elle. C'était au gouverneur de décider de son sort, bien sûr, mais on pouvait cependant être certain que les autorités n'allaient pas importuner la chanteuse légère avec une enquête officielle.

On aurait pu considérer l'affaire comme terminée, mais, curieux de nature, Eraste Pétrovitch était tracassé par un détail. Cela faisait plusieurs fois que Wanda regardait l'horloge, et l'assesseur de collège avait l'impression que ces regards furtifs étaient de plus en plus inquiets. L'aiguille des heures approchait lentement du dix ; encore cinq minutes, et il serait dix heures juste. Wanda n'attendait-elle pas quelqu'un, et précisément à cette heure ? N'était-ce pas ce qui expliquait sa complaisance et sa franchise ? Fandorine hésitait. D'un côté, il était curieux de savoir qui la jeune femme attendait à cette heure tardive. De l'autre, Eraste Pétrovitch avait appris dès son plus jeune âge à ne pas imposer sa présence aux dames. En pareille circonstance, un homme bien élevé,

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qui plus est ayant obtenu ce qu'il venait chercher, prend congé et s'en va. Que faire ?

Une saine réflexion eut raison de ses hésitations : s'il attendait dix heures et que le visiteur arrive, certes, il le verrait, mais en sa présence, la discussion se limiterait à des banalités. Or il mourait d'envie d'entendre ce que l'éventuel visiteur et Wanda avaient à se dire.

Eraste Pétrovitch se leva donc, remercia Wanda de sa franchise et prit congé, procurant à la jeune femme un soulagement évident. Cependant, une fois sorti de l'annexe, au lieu de traverser la cour, Fandorine s'arrêta et, faisant mine d'enlever une poussière sur son épaule, il jeta un coup d'oil en direction des fenêtres pour voir si Wanda ne le regardait pas partir. Elle ne regardait pas. Ce qui était bien naturel : toute femme normale qui vient juste de voir partir un visiteur et attend l'arrivée imminente d'un autre ne se précipite pas à la fenêtre mais sur son miroir.

Lançant à tout hasard un regard aux autres fenêtres éclairées, Eraste Pétrovitch posa le pied sur l'avancée du mur et, prenant habilement appui sur le rebord de la fenêtre, s'élança pour se retrouver en un instant au-dessus de la chambre-salon de Wanda, à demi allongé sur l'avancée horizontale qui surplombait la fenêtre. Le jeune homme s'installa de côté sur une étroite corniche, une jambe appuyée sur la poitrine de l'une des cariatides et s'accrochant d'une main au cou puissant d'une autre. Après quelques petits mouvements pour asseoir sa position, il s'immobilisa, c'est-à-dire que, conformément à la science japonaise des ninjas, ou " rampants ", il se fit pierre, eau, herbe. Il se fondit dans le paysage. Du point de vue straté-

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gique, sa position était idéale : de la cour, Fandorine n'était pas visible - il faisait sombre et l'ombre du balcon lui assurait une protection supplémentaire ; de l'intérieur de la pièce, c'était encore plus vrai. Lui, en revanche, voyait la cour entière, et, la fenêtre étant ouverte en cette chaude soirée d'été, il pouvait entendre tout ce qui se disait dans le salon. Au besoin, avec un peu de souplesse, il pourrait même se laisser pendre et jeter un coup d'oil par une fente des stores.

Seul point négatif: l'inconfort de sa position. Contorsionné comme il l'était, n'ayant pour support qu'une corniche de quatre pouces de large, un homme normal n'aurait pas tenu longtemps. Mais, dans l'art antique des " rampants ", le degré suprême ne consiste pas à savoir tuer un adversaire à mains nues ni à sauter du mur d'une forteresse. Oh, non ! L'ultime performance pour un ninja consiste à maîtriser le grand art de l'immobilité. Seul un maître éminent peut rester immobile six ou huit heures sans qu'aucun de ses muscles ne frémisse. Pour en avoir commencé l'apprentissage à un âge trop avancé, Eraste Pétrovitch, quels qu'aient été ses efforts, n'était pas parvenu à devenir un maître éminent de cet art noble et terrible. En l'occurrence, il pouvait cependant se consoler en se disant qu'il y avait peu de chances pour que cette fusion avec le paysage ait à durer très longtemps. Le secret de tout acte difficile est simple : il suffit de voir dans toute difficulté, non pas un mal, mais un bien. La plus grande satisfaction que puisse connaître un homme noble ne réside-t-elle pas dans sa capacité à dominer les imperfections de sa nature ? Telles sont les pensées auxquelles il convient de se consacrer quand ces

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imperfections sont particulièrement douloureuses et prennent, par exemple, la forme d'un angle de pierre qui vous rentre dans le flanc.