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A la seconde minute de cette intense satisfaction, la porte de derrière de l'hôtel Angleterre s'ouvrit brusquement, livrant passage à la silhouette d'un homme ramassé, sûr de lui, rapide. Fandorine n'aperçut son visage que furtivement, au moment où, juste avant d'entrer, l'homme pénétrait dans le triangle de lumière tombant de la fenêtre. Le visage de n'importe qui, sans aucun signe particulier : forme ovale, yeux assez rapprochés, cheveux clairs, arcade sourcilière légèrement proéminente, moustache à la prussienne, nez moyen et fossette au centre d'un menton carré. L'inconnu entra chez Wanda sans frapper, ce qui était déjà intéressant en soi. Eraste Pétrovitch tendit l'oreille. Des voix lui parvinrent presque aussitôt, et il s'avéra que l'ouïe seule n'était pas suffisante et qu'il lui fallait solliciter également ses connaissances en allemand, la discussion se déroulant dans la langue de Schiller et de Goethe. En son temps, le lycéen Fandorine n'avait guère brillé dans cette discipline, aussi l'épicentre de son effort pour venir à bout des imperfections de sa nature passa-t-il tout naturellement de l'inconfort de sa position à une tension intellectuelle. Et comme il n'est pas de mal sans bien, Fandorine en oublia totalement l'angle de pierre.

- Je suis mécontent de vos services, Fràulein Tollé, dit une voix coupante de baryton. Evidemment, il est bien que vous vous soyez ressaisie et que vous ayez fait ce qui vous avait été ordonné. Mais pourquoi fallait-il faire tant de minauderies et me mettre inutilement les nerfs à vif ? Je ne suis

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tout de même pas une machine, mais un être vivant !

- Vraiment ? répondit la voix ironique de Wanda.

- Eh oui, imaginez-vous. Bref, vous avez tout de même rempli votre mission, parfait. Mais pourquoi devais-je l'apprendre non pas de votre bouche, mais de celle d'un ami journaliste ? Vous tenez absolument à susciter ma fureur ? Je ne vous le conseille pas. (La voix de baryton se fit plus métallique.) Auriez-vous oublié ce que je pourrais faire de vous ?

Une certaine lassitude filtra dans la voix de Wanda :

- Je ne l'ai pas oublié, Herr Knabe, je ne l'ai pas oublié.

Là, Eraste Pétrovitch se livra à une contorsion habile mais prudente et jeta un coup d'oeil à l'intérieur de la pièce, mais le mystérieux Herr Knabe se tenait de dos. Hormis le fait qu'il eût enlevé son chapeau melon, on ne voyait pas grand-chose si ce n'est des cheveux peignés en arrière (blonds du troisième degré avec léger reflet roux, jugea Fandorine, usant de la terminologie policière) et un épais cou rouge (à première vue au moins de la taille six).

- C'est bon, c'est bon, je vous pardonne. Allons, ne faites pas la tête !

D'une main aux doigts courts, le visiteur tapota la joue de la jeune femme et l'embrassa sous l'oreille. Le visage de Wanda se trouvait, lui, en pleine lumière, et Eraste Pétrovitch vit passer sur ses traits délicats une grimace de dégoût.

Il fallut malheureusement interrompre l'observation, car un peu plus, Fandorine perdait l'équilibre

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et se retrouvait par terre, ce qui en l'occurrence eût été pour le moins malvenu.

- Racontez-moi tout, Wanda, dit l'homme d'une voix maintenant insinuante. Comment avez-vous opéré ? Avez-vous utilisé le produit que je vous ai donné ? Oui ou non ?

Silence.

- Apparemment non. L'autopsie n'a pas permis de déceler de traces de poison, cela, je le sais. Qui aurait pu penser qu'on irait jusqu'à l'autopsie ? Allons, dites-moi tout de même ce qui s'est passé. A moins que vous ayez eu de la chance et qu'il soit mort comme ça, subitement. Dans ce cas, c'est sans aucun doute la main du destin. Dieu protège notre Allemagne ! (La voix de baryton vibra d'émotion.) Mais pourquoi ne dites-vous rien ?

Wanda prononça d'une voix sourde :

- Partez. Je ne peux pas vous recevoir aujourd'hui.

- Encore ces machins féminins. Comme j'en suis lassé ! C'est bon, c'est bon ! Ne me lancez pas ces regards incendiaires ! Une grande chose a été accomplie, et c'est le principal. Bravo, Frâulein Tollé, je vous félicite, et je vous laisse. Mais demain, vous me raconterez tout. Cela me sera nécessaire pour mon rapport.

Bruit de baiser prolongé. Se rappelant la moue dégoûtée de Wanda, Eraste Pétrovitch grimaça. La porte claqua.

Herr Knabe traversa la cour en sifflotant et disparut.

Fandorine sauta par terre sans un bruit, étira avec délice ses membres engourdis et emboîta le pas au visiteur de Wanda. L'affaire prenait un tout autre tour.

-... Quant à mes propositions, elles se résument en un point, dit Fandorine, concluant son rapport : mettre immédiatement en place une surveillance discrète du ressortissant allemand Hans-Georg Knabe afin d'établir la liste de ses relations.

Le gouverneur fronça ses sourcils teints :

- Evguéni Ossipovitch, ne ferait-on pas mieux d'arrêter cette canaille ?

- Sans preuves, cela est tout à fait impossible, rétorqua le grand maître de la police. En plus, cela n'aurait aucun sens, l'homme est un fin renard. Pour ma part, Excellence, je proposerais plutôt de mettre la main sur cette Wanda et de la rudoyer un peu. Il y a gros à parier qu'on obtiendrait des preuves.

Piotr Parménytch Khourtinski, quatrième participant à la réunion secrète, garda le silence.

Les quatre hommes s'étaient retrouvés dès le matin, et la discussion se prolongeait. Eraste Pétrovitch avait d'abord relaté les événements de la veille au soir et exposé la façon dont il avait suivi le mystérieux visiteur, qu'il avait identifié comme étant Hans-Georg Knabe, homme d'affaires allemand, domicilié boulevard Karetny et

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représentant à Moscou l'établissement bancaire berlinois Kerbel und Schmidt. Lorsque l'assesseur de collège en était venu à la conversation entre Knabe et Wanda, le rapport avait été momentanément interrompu par un violent accès de colère du prince Dolgoroukoï, qui, brandissant le poing, s'était mis à hurler :

" Ah, les vauriens, ah, les bandits ! Oser s'en prendre à la vie du preux chevalier de la terre russe ! C'est un méfait sans précédent ! Un scandale à l'échelle mondiale ! Ils vont nous le payer, les Germains !

- Allons, Excellence, avait grommelé le chef de la Section spéciale en essayant de calmer le prince. Cette hypothèse reste extrêmement douteuse. Empoisonner le Général Blanc ? Délire ! Je ne peux pas croire que les Allemands aient pu prendre des risques pareils. C'est tout de même une nation civilisée, pas la Perse ou je ne sais quel autre pays barbare !

- Une nation civilisée ? avait repris le général Karatchentsev avec un ricanement mauvais. Tenez, je viens de recevoir par l'Agence télégraphique russe les articles des journaux britanniques et allemands parus ce matin. Comme chacun le sait, Mikhaïl Dmitriévitch ne portait pas ces deux pays dans son cour et ne faisait pas mystère de ses opinions. Cependant, comparez le ton des articles. Vous permettez, Excellence ? (Le grand maître de la police avait chaussé son pince-nez et sorti un feuillet de son dossier.) Le journal anglais Standard écrit : "Les Russes auront du mal à trouver un remplaçant à Sobolev. Sa seule apparition sur son cheval blanc à l'avant d'une ligne d'attaque éveillait chez, les soldats un enthousiasme sans équivalent,

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sinon peut-être chez les grognards de Napoléon Ier. La disparition d'une telle figure dans cette période critique est pour la Russie une perte irréparable. L'homme était un ennemi de l'Angleterre, mais ses exploits étaient suivis dans notre pays avec un intérêt qui n'était sans doute pas moindre que celui qu'ils suscitaient dans sa patrie."

- Rien à redire, c'est franc et magnanime, avait approuvé le prince.

- Absolument. A présent, je vais vous lire un passage du Berzen Kurier daté d'aujourd'hui, avait annoncé Karatchentsev en s'emparant d'un autre feuillet. Hum... Disons, à partir de là : "L'ours russe n'est plus dangereux. Que les panslavistes aillent pleurer sur la tombe de Sobolev. En ce qui nous concerne, nous autres Allemands, reconnaissons honnêtement que la mort de notre ennemi juré nous réjouit. Nous n'éprouvons aucun sentiment de commisération. L'homme qui vient de disparaître était le seul en Russie capable de mettre ses actions en conformité avec ses paroles... " Et le reste est du même tonneau. Alors, que dites-vous de la nation civilisée ? "