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Le gouverneur était scandalisé :

" Quelle honte ! Certes, les sentiments antigermaniques du défunt étaient connus. Nous avons tous en mémoire l'écho considérable rencontré par son discours de Paris sur la question slave, lequel avait d'ailleurs bien failli brouiller l'empereur et le Kaiser. "La voie de Constantinople passe par Berlin et par Vienne !" avait-il lancé ce jour-là sans s'embarrasser de diplomatie. Mais de là à l'assassiner ! C'est inouï ! Je vais immédiatement informer Sa Majesté ! Même privés de Sobolev, nous saurons

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infliger aux bouffeurs de saucisses une correction si radicale que... "

C'est Evguéni Ossipovitch qui avait calmé l'ardeur du gouverneur :

" Excellence, ne faudrait-il pas commencer par écouter jusqu'au bout ce que monsieur Fandorine a à nous dire ? "

Par la suite, Eraste Pétrovitch avait pu parler sans être interrompu, ce qui n'empêcha pas sa proposition finale, qui se limitait à faire surveiller Knabe, de décevoir fortement les trois hommes, comme en témoignent les réactions rapportées plus haut.

Au chef de la police, Fandorine répondit :

- L'arrestation de Wanda signifierait un scandale qui salirait la mémoire du d-défunt, vraisemblablement sans rien nous apporter. Elle n'aurait pour effet que d'alerter Knabe. D'autre part, la conversation dont j'ai été le témoin me porte à croire que mademoiselle Wanda n'a pas tué le général. D'ailleurs l'autopsie du p-professeur Welling n'a révélé aucune trace de poison.

- Justement, fit Piotr Parménytch d'un air grave, s'adressant exclusivement au prince. Il s'agit d'une vulgaire paralysie du muscle cardiaque, Excellence. C'est bien triste, mais ce sont des choses qui arrivent. Même dans la fleur de l'âge, comme c'était le cas du défunt. D'ailleurs, je m'interroge. Monsieur l'assesseur de collège n'aurait-il pas entendu de travers ? Ou peut-être même imaginé tout cela ? Lui-même reconnaît être quelque peu fâché avec la langue allemande.

Eraste Pétrovitch considéra l'homme qui venait de s'exprimer avec une attention particulière,

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mais ne répondit rien. En revanche, le gendarme s'insurgea :

- Il s'agit bien d'imagination ! Sobolev avait une santé de fer ! Il était capable d'affronter un ours armé d'un unique épieu, se baignait dans des trous de glace ! Et alors qu'il avait réchappé des combats devant Plevna et dans le désert du Turkestan, il aurait succombé aux jeux de l'amour ? Absurde ! Vous feriez mieux, monsieur Khourtinski, de vous occuper à collecter les rumeurs qui courent dans la ville, plutôt que de fourrer votre nez dans les affaires d'espionnage !

Fandorine s'étonna d'un conflit aussi ouvert entre les deux hommes, mais le gouverneur semblait depuis longtemps habitué à ces scènes. Il leva les bras en un geste pacificateur :

- Messieurs, messieurs ! Ne vous disputez pas. Déjà qu'on ne sait plus où donner de la tête... Il y a tant de choses à régler avec cette disparition. Télégrammes, condoléances, délégations, le passage du Théâtre n'est plus qu'un amoncellement de couronnes : impossible de passer même à pied. De hautes personnalités de l'Etat sont en route pour venir assister aux obsèques. Il va falloir les accueillir et les loger. Le ministre de la Guerre et le chef d'état-major sont attendus ce soir. Le grand-duc Cyril Alexandrovitch, lui, arrivera demain matin, juste avant le début de la cérémonie. Et pour l'heure je dois me rendre chez le duc de Lichtenbourg. Lui et son épouse se sont trouvés à Moscou par hasard. Or, ladite épouse, comtesse Mirabeau, est la propre sour du défunt. Il faut que j'aille leur présenter mes condoléances, j'ai déjà fait annoncer ma visite. Vous, mon cher Eraste Pétrovitch, accompagnez-moi, vous me redirez

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tout dans la voiture, et on se creusera la cervelle pour décider quoi faire. Quant à vous, Evguéni Ossipovitch, chargez-vous en attendant de faire surveiller les deux : et l'Allemand, et la fille. Ce serait bien si on pouvait s'emparer du rapport dont parlait Knabe. Voilà comment procéder. Laissez-le rédiger le document à l'intention de ses supérieurs et prenez-le la main dans le sac. Dès que vous aurez mis en place cette surveillance, revenez ici, dans mon bureau. Quand Eraste Pétrovitch et moi-même serons de retour, nous arrêterons une position définitive. Mais attention aux faux pas. Cette affaire a des relents de guerre.

Le général claqua des talons et sortit. Aussitôt, Khourtinski se précipita vers le bureau du gouverneur.

- Excellence, j'ai là des documents d'une urgence extrême, dit-il en se penchant jusqu'à l'oreille du prince.

- Si urgents que cela ? demanda ce dernier d'un ton bougon. Tu as pourtant entendu, Pétroucha, je suis pressé, le duc m'attend.

Le conseiller aulique posa la paume de sa main sur son plastron amidonné, orné d'une décoration.

- La signature de ces documents ne saurait attendre, Vladimir Andréiévitch. Il s'agit, comme vous pouvez le voir, du devis concernant l'achèvement des fresques de la cathédrale. Je propose de confier ce travail à monsieur Guéguétchkori, un artiste confirmé, au mode de pensée irréprochable. Il demande une somme non négligeable, mais avec lui tout sera terminé dans les temps. C'est un homme de parole. Vous n'avez qu'à signer ici, et vous pourrez considérer le problème comme réglé.

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Piotr Parménytch glissa habilement le document sous le nez du gouverneur et s'empressa d'en extraire un second de son sous-main.

- J'ai là aussi, Vladimir Andréiévitch, le projet du creusement d'un métropolitain à l'instar de celui de Londres. L'entrepreneur pressenti est le conseiller de commerce Zykov. C'est un très grand projet. J'ai déjà eu l'honneur de vous en entretenir.

- Je m'en souviens, grommela Dolgoroukoï. Et je me demande ce que vous êtes encore allé me chercher là. Et il exige beaucoup d'argent, votre métropolitain ?

- Non, pas grand-chose. Pour les travaux de prospection, Zykov demande un demi-million en tout et pour tout. J'ai étudié son devis : correct.

- " Pas grand-chose " ! soupira le prince. Depuis quand es-tu assez riche, Pétroucha, pour considérer un demi-million de roubles comme pas grand-chose ? (Et, remarquant le regard étonné de Fan-dorine face à une telle familiarité du gouverneur à l'égard du chef de la Section spéciale, le prince expliqua :) Avec Piotr Parménytch, je ne fais pas de manières, on est pratiquement en famille. Vous savez, il a grandi dans ma maison. Il est le fils de mon défunt cuisinier. Tu imagines, Pétroucha, la tête que ferait Parmen, Dieu ait son âme, en voyant son fils jongler ainsi avec les millions !

Visiblement mécontent de voir rappeler ainsi ses origines plébéiennes, Khourtinski glissa à Fandorine un regard mauvais.

- Je voudrais aussi vous parler du prix du gaz. J'ai rédigé une note à ce sujet, Vladimir Andréiévitch. Pour que l'éclairage des rues coûte moins cher, il faudrait baisser le tarif. Ramener le prix à trois roubles les mille pieds cubes. Ils

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s'en mettent bien assez dans les poches comme ça!

- Bon ! bon ! donne-moi tes documents, je les lirai dans la voiture et je les signerai, fit Dolgoroukoï en se levant. Il faut vraiment que j'y aille. Ça la fiche mal de faire attendre un personnage important. Venez, Eraste Pétrovitch, on bavardera en route.

Dans le couloir, Fandorine demanda du ton le plus respectueux :

- Est-ce possible, Excellence, comme j'ai cru le comprendre, que l'empereur ne vienne pas ? Sobolev n'était tout de même pas n'importe qui !

Dolgoroukoï jeta à l'assesseur de collège un regard de biais et dit avec gravité :

- Il ne l'a pas jugé possible. Il nous envoie son frère, Cyril Alexandrovitch. Quant à ses raisons, cela n'est pas de notre ressort.