- La comtesse et moi-même étions venus à Moscou pour tout autre chose, et voilà qu'arrivé un malheur pareil, dit pour commencer le duc, avec une curieuse façon de prononcer les / et en s'aidant de menus gestes de sa main ornée d'un saphir manifestement très ancien porté à l'annulaire.
Zinaïda Dmitrievna ne laissa pas son mari terminer :
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- Mais comment, comment cela a-t-il pu arriver ? s'écria-t-elle, et des pleurs inondèrent son visage charmant bien que gonflé de larmes. Prince, Vladimir Andréiévitch, quel épouvantable malheur !
La bouche de la princesse s'incurva telle la tige d'une palanche, et elle fut incapable de continuer.
- La main de Dieu est sur toute chose, bredouilla le duc, confus, en tournant un regard affolé vers Dolgoroukoï et Fandorine.
- Evguéni Maximilianovitch, Votre Altesse, soyez assuré que les circonstances de la mort prématurée de votre parent font l'objet d'une enquête très soigneuse, fit savoir le gouverneur d'une voix déformée par l'émotion. Monsieur Fandorine ici présent, fonctionnaire chargé auprès de moi des missions les plus importantes, s'en occupe.
Eraste Pétrovitch s'inclina, et le duc arrêta son regard sur le visage du jeune fonctionnaire, tandis que la comtesse pleurait de plus belle.
- Zinaïda Dmitrievna, ma chère amie, fit le prince dans un sanglot. Eraste Pétrovitch était un compagnon de combat de votre frère. Le hasard a voulu qu'il descende dans le même hôtel, le Dusseaux. C'est un enquêteur talentueux et expérimenté, il va tirer tout cela au clair. Mais il ne faut pas pleurer, cela ne nous le rendra pas...
Le pince-nez d'Evguéni Maximilianovitch lança un éclat froid et impérieux :
- Si monsieur Fandorine apprend quoi que ce soit d'important, je vous prie de m'en informer personnellement et sans délai. Jusqu'à l'arrivée du grand prince Cyril Alexandrovitch, c'est moi qui représente ici Sa Majesté l'Empereur.
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Eraste Pétrovitch s'inclina une seconde fois sans rien dire.
- Oui, Sa Majesté... (D'une main tremblante, Zinaïda Dmitrievna sortit de son réticule un télégramme froissé.) On m'a remis un message de Sa Majesté l'Empereur : " Suis stupéfait et attristé par la mort brutale du général Sobolev. (Elle eut un sanglot, se moucha et poursuivit :) C'est pour l'armée russe une perte difficilement réparable que tout militaire véritable pleure avec émotion. Il est triste de perdre des personnalités si utiles et si dévouées. Alexandre. "
Fandorine haussa imperceptiblement les sourcils : le télégramme lui avait paru bien peu chaleureux. " Difficilement réparable " ? Ce qui signifiait qu'elle pouvait tout de même être réparée. " Attristé " - c'était tout ?
- Demain il y aura une cérémonie d'adieux et un office des morts, dit Dolgoroukoï. Les Moscovites souhaitent rendre un dernier hommage au héros. Je suppose qu'ensuite le corps sera transféré par train dans la capitale ? Sa Majesté ordonnera sans doute des funérailles nationales. Beaucoup voudront saluer la dépouille de Mikhaïl Dmitrié-vitch. (Le gouverneur se redressa.) Toutes les mesures ont été prises, Votre Altesse. Le corps a été embaumé, il n'y aura donc aucun problème.
Le duc glissa un regard en coin à sa femme, qui n'en finissait pas d'essuyer ses larmes, et dit à mi-voix :
- Voyez-vous, prince, l'empereur s'est incliné devant les voux de la famille et autorise un enterrement dans l'intimité. Michel sera inhumé dans son domaine du gouvernorat de Riazan.
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Avec une hâte qui parut à Fandorine quelque peu excessive, Vladimir Andréiévitch répondit :
- C'est une bonne décision, ce sera plus humain, sans pompe ni solennité. Quel homme c'était ! Le meilleur de tous !
Voilà justement ce qu'il ne fallait pas dire. Les sanglots de la comtesse qui commençaient à s'apaiser repartirent de plus belle. Le gouverneur commença à cligner des yeux, sortit de sa poche un mouchoir de taille imposante et essuya paternellement le visage de Zinaïda Dmitrievna. Après quoi, bouleversé, il s'y moucha bruyamment. Evguéni Maximilianovitch considérait d'un air déconcerté ce manque de retenue typiquement slave.
- Mon Dieu, Via... Vladimir André... iévitch ? fit la comtesse, se jetant sur la poitrine avantageusement corsetée du prince. Quand je pense qu'il n'avait que six ans de plus que moi... Ou-ou-ou...
Elle émit une lamentation qu'on aurait plus attendue dans la bouche d'une femme du peuple que dans celle d'une aristocrate et qui chavira définitivement Dolgoroukoï.
- Mon ami, dit-il à Fandorine par-dessus la nuque rousse de Zinaïda Dmitrievna, d'une voix brisée par l'émotion. Vous... vous n'avez qu'à y aller... Je vais rester un peu ici. Partez avec Frol, ne m'attendez pas. Et dites au cocher qu'il revienne me chercher. Là-bas, discutez avec Evguéni Ossi-iîovitch et prenez les décisions qui s'imposent. Vous voyez la situation...
Pendant tout le trajet de retour, Frol Grigorié-vitch se plaignit des intrigants (qu'il appelait les " entrégants ") et des dilapideurs de fonds publics.
- Vous n'imaginez pas ce qu'ils font, ces monstres ! Chaque puceron cherche à avoir sa part du gâteau ! Un commerçant veut ouvrir une boutique, pour vendre par exemple des pantalons en toile. Quoi de plus simple a priori ? Il paye ses quinze roubles de taxe municipale, et il ouvre son commerce. Eh bien non ! Il doit graisser la patte au commissaire du quartier, au contrôleur des impôts, au médecin de l'inspection sanitaire ! Et cela en toute illégalité ! Quant aux pantalons, qui valent à tout casser un rouble et demi, les voilà vendus trois roubles ! Moscou n'est plus une ville, c'est une jungle !
- Une quoi ? demanda Fandorine.
- Une jungle. Bête sauvage contre bête sauvage ! C'est comme la vodka. Ah, monsieur, l'histoire de la vodka, c'est une vraie tragédie ! Tenez, écoutez ça...
Et s'ensuivit une dramatique histoire sur la façon dont les marchands, au mépris de toutes les lois divines et humaines, achetaient aux fonctionnaires des impôts indirects des étiquettes à un kopeck pièce, les collaient sur des bouteilles de tord-boyaux maison, qu'ils faisaient ensuite passer pour une marchandise normalement déclarée. Eraste Pétrovitch ne savait trop que dire mais, par chance, on ne lui demandait pas de participer à la conversation.
Quand, roulant avec fracas sur les pavés, la voiture s'arrêta devant le perron d'honneur de la résidence du gouverneur, Védichtchev interrompit sa diatribe au beau milieu d'une phrase :
- Vous, montez directement. Le grand maître de la police doit être dans le bureau à vous attendre impatiemment. Moi, j'ai à faire.
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Et, avec une célérité qui s'accordait mal à son âge et à ses imposants favoris, il disparut dans un petit couloir latéral.
La conversation en tête à tête fut professionnelle et fructueuse. Fandorine et Karatchentsev se comprenaient à demi-mot et trouvaient cela fort agréable.
Le général s'installa dans un fauteuil près de la fenêtre, Eraste Pétrovitch prit place en face de lui, sur une chaise tapissée de velours.
- Pour commencer, laissez-moi vous parler de Herr Knabe, dit Evguéni Ossipovitch d'entrée de jeu, tenant à la main un dossier qu'il n'éprouvait pas le besoin, pour le moment, de consulter. Je connais très bien cet individu. Simplement, je ne tenais pas à le dire devant tout ce monde. (Il tordit la bouche de manière expressive, et Fandorine comprit qu'il faisait allusion à Khourtinski. Le général tapota son dossier :) J'ai ici une directive secrète datant de l'an dernier. Emanant de la Troisième Section, qui, comme vous n'êtes pas sans le savoir, s'occupe de toutes les affaires politiques, et qui me recommande d'avoir l'oil sur Hans-Georg Knabe et de veiller à ce qu'il ne dépasse pas certaines limites.