Eraste Pétrovitch pencha la tête d'un air interrogateur.
- C'est un espion, expliqua le grand maître de la police. Selon les renseignements dont nous disposons, il serait capitaine à l'état-major général allemand. C'est le résident à Moscou des services de renseignements du Kaiser. Fort de ces informations, j'ai immédiatement et sans réserve accordé crédit à votre récit.
90
- Et vous le laissez en liberté, p-parce qu'un espion connu vaut mieux qu'un espion inconnu ? précisa, plus qu'il n'interrogea, l'assesseur de collège.
- Exactement. En outre, la diplomatie a ses convenances. Admettons que je l'arrête et que je l'expulse. Résultat ? Aussitôt les Allemands expulseraient un homme à nous. Quel intérêt ? Il n'est pas de coutume de toucher aux résidents sans ordre formel. Cela étant, dans le cas d'espèce, son comportement dépasse les limites de la courtoisie.
Face à un tel euphémisme, Fandorine ne put s'empêcher de sourire :
- C'est peu dire !
Le général sourit à son tour.
- Nous allons donc procéder à l'arrestation de Herr Knabe. Question : où et quand ? (Le sourire d'Evguéni Ossipovitch s'élargit.) Je penche pour ce soir, au restaurant Alpenrose. Selon mes informations (il tapa de nouveau sur son dossier fermé), Knabe fréquente assidûment l'endroit. Aujourd'hui, il a téléphoné et retenu une table pour sept heures. Au nom de Rosenberg, curieusement, alors que, comme vous vous en doutez, il est parfaitement connu dans cet établissement.
- Intéressant, remarqua Fandorine. Et en effet, il faut l'arrêter. Le général approuva d'un signe de tête.
- Je suis en possession d'un ordre d'arrestation signé du gouverneur. Et, en bon soldat, quand un supérieur me donne un ordre, j'exécute.
- Comment a-t-on appris que Knabe avait téléphoné et retenu une table sous un faux nom ? demanda Eraste Pétrovitch après réflexion.
91
- Ça, c'est le progrès technique, fit le grand maître de la police, un éclair de malice dans les yeux. On peut écouter les conversations téléphoniques depuis le central. Mais ceci reste strictement entre nous. Si on l'apprenait, je perdrais la moitié de mes informations. A ce propos, votre petite amie Wanda sera également à La Rosé des Alpes ce soir. Elle a demandé au portier de lui faire venir une voiture pour six heures. Voilà une intéressante rencontre en perspective. Ce qui serait bien, c'est de prendre ces deux tourtereaux ensemble. Question : comment procéder ?
- Résolument, mais d-discrètement. Karatchentsev soupira :
- Pour ce qui est d'être résolus, mes gars sont tout à fait au point, pour le reste, c'est moins sûr.
Eraste Pétrovitch se mit à parler par phrases courtes :
- Et si je m'en chargeais ? A titre privé ? Comme ça, pas de risque d'incident diplomatique. Vos gars seraient là pour le cas où. Simplement, Votre Excellence, pas de double jeu comme hier à l'Angleterre !
Sapristi, travailler avec toi est un vrai plaisir, pensa le général avant de prononcer à voix haute :
- Pour hier, je vous présente mes excuses. Cela ne se reproduira plus. Pour ce qui est de ce soir... Deux hommes dans la rue, deux dans la salle ? Qu'en dites-vous ?
- Supprimez ceux de la salle, un professionnel les repérerait à tout coup, déclara l'assesseur de collège d'un ton assuré. Quant à la rue, ce serait bien qu'il y ait un homme dans une voiture, devant l'entrée principale, et un autre à l'entrée de service.
92
A toutes fins utiles. Je pense que ce serait suffisant. C'est un espion, pas un terroriste tout de même !
- Et comment pensez-vous agir ?
- A vrai dire, je n'en sais rien. J'improviserai. Je verrai en fonction des événements. Je n'aime pas anticiper.
- Je comprends, dit le général avec un hochement de tête approbateur. Et je me fie entièrement à votre jugement. Avez-vous une arme ? Monsieur Knabe est dans une situation désespérée. Il ne s'en tirera pas avec une simple expulsion, et si les choses tournent mal, ses supérieurs le désavoueront. Sans être un terroriste, il pourrait se montrer nerveux.
Eraste Pétrovitch glissa la main sous sa redingote, et, la seconde suivante, il présentait à son interlocuteur un joli petit revolver qui avait visiblement beaucoup servi, car les stries de la crosse étaient presque entièrement effacées.
- Un Herstal ? s'écria Evguéni Ossipovitch, plein de respect. C'est un joujou formidable. Vous permettez que j'admire ?
Le général prit en mains le revolver, releva habilement le barillet et fit claquer sa langue :
- Pas besoin de l'armer ? Quelle merveille ! En cas de besoin, on peut tirer les six balles à la suite. Mais la détente n'est pas un peu trop sensible ?
- Regardez, là, ce petit bouton, indiqua Fando-rine. C'est un dispositif de sécurité. Avec ça, un coup ne risque pas de partir dans votre poche. La précision de tir, bien sûr, est médiocre, mais dans notre affaire, l'essentiel est de tirer vite. Nous n'avons pas à viser la tête d'un moineau !
- C'est tout à fait vrai, acquiesça Evguéni Ossipovitch en rendant l'arme. Mais cette Wanda, elle va vous reconnaître, non ?
93
- Ne vous inquiétez pas, Votre Excellence. Je p-possède tout un arsenal de maquillage. Elle ne me reconnaîtra pas.
Pleinement satisfait, Karatchentsev se laissa aller contre le dossier de son fauteuil et, bien que la discussion sérieuse parût terminée, il ne se pressa pas pour mettre fin à l'entrevue. Il proposa un cigare à son interlocuteur, mais celui-ci sortit les siens, rangés dans un élégant étui de daim.
- Un authentique batavia, Evguéni Ossipovitch. Est-ce que cela vous dit ?
Le grand maître de la police prit un fin bâtonnet couleur chocolat, l'alluma et lâcha avec délectation un mince filet de fumée. Décidément, monsieur Fandorine plaisait au général, qui prit résolument la décision d'engager la conversation sur une voie délicate :
- Vous êtes nouveau venu dans la jungle moscovite... commença-t-il prudemment.
Tiens, un autre qui parle de jungle, s'étonna mentalement Eraste Pétrovitch, ne laissant toutefois rien paraître.
- Nouveau venu dans la jungle russe en général, dit-il simplement.
- Eh oui, justement. Bien des choses ont changé durant votre longue absence...
Un sourire aux lèvres, Fandorine attendait la suite : de toute évidence, on n'allait pas parler de la pluie et du beau temps.
- Quelle impression vous a faite notre Vladimir Beau Soleil ? demanda soudain le grand maître de la police.
Après une courte hésitation, Eraste Pétrovitch répondit :
94
- Selon moi, Son Excellence n'est pas aussi naïve qu'elle le paraît.
- Hélas ! fit le général en soufflant énergiquement vers le plafond une colonne de fumée. Autrefois, le prince était tout sauf naïf. Seize ans qu'il dirige la première capitale russe d'une main de fer, ce n'est tout de même pas rien. Mais le vieux loup n'a plus ses dents d'antan. D'ailleurs, faut-il s'en étonner ? il est dans sa huitième décennie. Il a vieilli, perdu sa poigne. (Evguéni Ossipovitch se pencha en avant et baissa la voix pour dire sur le ton de la confidence :) II vit ses derniers jours. Vous l'avez vu vous-même, ses deux Pompadour que sont Khourtinski et Védichtchev font de lui ce qu'ils veulent. Et cette fameuse cathédrale ! Elle pompe tout l'argent de la ville ! Et dans quel but, je vous le demande ? Combien d'asiles et d'hôpitaux on aurait pu construire pour la même somme ! Mais non, notre nouveau Kheops entend à tout prix laisser derrière lui sa pyramide.
Eraste Pétrovitch écoutait avec la plus grande attention, sans desserrer les dents.
- Je comprends qu'il serait déplacé de votre part de discuter de cela, dit Karatchentsev, s'appuyant de nouveau au dossier de son fauteuil. Ecoutez simplement un homme qui a pour vous une sympathie sincère. Je ne vous cacherai pas qu'à la cour on n'est pas satisfait de Dolgoroukoï. Le moindre faux pas de sa part, et c'est la fin. On l'envoie à Nice prendre une retraite bien méritée. A ce moment-là, Eraste Pétrovitch, toute sa camarilla moscovite sera éliminée. Un autre homme viendra, totalement différent, qui amènera ses gens à lui. D'ailleurs, ses hommes sont déjà là. Ils préparent le terrain.