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- Vous, par exemple ?

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Evguéni Ossipovitch baissa les paupières en signe d'approbation :

- Vous comprenez à demi-mot. Ce qui veut dire que je n'ai pas besoin d'aller plus loin. Vous avez saisi le sens de ma démarche.

Effectivement, en fait d'ancienne capitale de l'Empire, c'est une sorte de jungle, pensa Eraste Pétrovitch en observant le grand maître de la police, un homme de toute évidence honnête et intelligent, et dont le regard débordait de sympathie à son égard. L'assesseur de collège offrit son plus beau sourire et écarta les mains, l'air désarmé.

- J'apprécie la confiance que vous me t-témoi-gnez, j'en suis même honoré. Moscou gagnerait sans doute à un nouveau gouverneur. Cela étant, je ne me permettrai pas d'en juger car, pour l'instant, je ne connais rien aux affaires de la ville. Voyez-vous, Excellence, je viens de passer quatre années au Japon, et j'en reviens totalement " japo-nisé ", au point que, parfois, je m'en étonne moi-même. Chez les Japonais, un samouraï - et, selon leurs conceptions, vous et moi sommes des samouraïs - doit garder fidélité à son suzerain, aussi mauvais soit-il. Il est absolument impossible de faire autrement, sinon le système s'écroulerait. Vladimir Andréiévitch n'est pas tout à fait mon suzerain, mais je ne saurais cependant me considérer comme libre de toute obligation à son égard. Ne m'en veuillez pas.

- Eh bien, c'est dommage, soupira le général, comprenant qu'il était inutile d'insister. Vous auriez pu avoir un bel avenir. Mais peu importe. Peut-être l'aurez-vous tout de même. En tout cas, vous pourrez toujours compter sur mon soutien. Puis-je espérer que cette conversation restera entre nous ?

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- Oui, répondit brièvement l'assesseur de collège. Karatchentsev le crut sans hésitation.

- Il est temps d'y aller, dit-il en se levant. Je vais donner des ordres concernant La Rosé et vous choisir des aides dégourdis. Et vous, de votre côté...

Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir du cabinet du gouverneur, tout en mettant au point les derniers détails de l'opération, s'ouvrit une petite porte placée dans un angle. Là, se trouvait une minuscule pièce où le vieux prince aimait à faire la sieste après déjeuner. Discret grâce à ses semelles de feutre, en sortit Frol Grigoriévitch Védichtchev. Ses sourcils blancs et broussailleux étaient froncés en une expression sévère. Le valet de chambre du prince s'approcha du fauteuil où, une minute plus tôt, était assis le grand maître de la police et, d'un air féroce, envoya, tout droit sur le siège de cuir, un jet de salive brune imprégnée de tabac.

A l'hôtel, une surprise attendait Eraste Pétrovitch. Presque arrivé à la chambre 20, le jeune homme vit sa porte s'ouvrir brusquement et une plantureuse femme de chambre sortir précipitamment dans sa direction. Fandorine ne put distinguer son visage, tourné de côté, mais un certain nombre de détails éloquents, tels que son tablier à l'envers, son jabot de dentelle tout de guingois et sa robe boutonnée de travers, n'échappèrent pas à son attention. Massa parut sur le seuil, content de lui et nullement gêné par l'arrivée inopinée de son maître.

- Les femmes russes sont très bien, prononça le serviteur avec une profonde conviction. Je le supposais déjà avant, mais maintenant j'en ai la certitude.

- La certitude ? demanda Fandorine, curieux, en considérant attentivement le visage luisant du Japonais.

- Oui, maître. Elles sont ardentes et, pour l'amour, elle n'exigent pas de cadeaux. C'est autre chose que les habitantes de la ville française de Paris !

- Mais tu ne connais pas le russe, fit remarquer Eraste Pétrovitch en secouant la tête. Comment t'es-tu fait comprendre ?

- Je ne connaissais pas le français non plus. Mais pour s'expliquer avec une femme, les mots

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sont inutiles, déclara le serviteur d'un air important. L'essentiel, c'est la respiration et le regard. Si tu respires rapidement et bruyamment, la femme comprend que tu es amoureux d'elle. Quant au regard, il faut faire comme ça. (Il plissa les paupières, et ses petits yeux déjà très étroits sans cela se mirent soudain à pétiller d'une manière surprenante. Fandorine ne put qu'émettre un ricanement.) Après, il ne reste qu'à lui faire un brin de cour, et la femme ne peut plus résister.

- Et comment t'y es-tu pris pour lui faire la cour ?

- Chaque femme exige une approche personnelle, maître. Les maigres aiment les sucreries, les grosses, les fleurs. Concernant cette femme magnifique qui s'est enfuie dès qu'elle a entendu vos pas, je lui ai offert une branche de magnolia et ensuite je lui ai fait un massage du cou.

- Où as-tu trouvé le magnolia ?

- Là-bas, dit Massa en désignant un lieu quelque part vers le bas. Il y en a dans des bacs.

- Et pourquoi ce massage du cou ? Le serviteur regarda son maître avec commisération :

- Le massage du cou devient massage des épaules, puis massage du dos, puis...

- C'est clair, fit Fandorine avec un soupir. Tu peux t'abstenir de la suite. Va plutôt me chercher le petit coffre avec mon nécessaire de grimage.

Massa s'anima :

- Nous partons pour une nouvelle aventure ?

- Pas nous, moi. Et puis, il y a autre chose : ce matin, je n'ai pas eu le temps de faire ma gymnastique, or ce soir je dois être en pleine forme.

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Le Japonais commença à défaire le peignoir de coton qu'il portait habituellement comme vêtement d'intérieur.

- Maître, nous courons un peu au plafond ou nous faisons encore la lutte ? Ce serait mieux de courir. Ce mur est très bien adapté.

Après avoir examiné la paroi tapissée de papiers peints et le plafond orné de moulures, Fandorine émit des doutes :

- C'est affreusement haut. Il n'y a pas moins de douze sha ku. Bon, mais après tout essayons.

Massa était déjà en position, avec pour tout vêtement une large bande autour du ventre. Son front était ceint d'un petit chiffon blanc bien propre qui portait, écrit à l'encre de Chine rouge, l'idéogramme signifiant " application ". Eraste Pétrovitch, lui, enfila un maillot rayé très moulant et des chaussons de caoutchouc, fit quelques petits sauts suivis de plusieurs flexions, puis lança l'ordre :

- Iti, ni, san !

Les deux hommes s'élancèrent au même instant, coururent sur le mur et, un peu avant d'atteindre le plafond, se projetèrent à la verticale. Après quoi, effectuant dans l'air un saut périlleux, ils retombèrent sur leurs pieds.

- Maître, je suis monté plus haut que vous ! Je suis allé jusqu'à cette rosé-là ; vous, vous vous êtes arrêté deux rosés plus bas, se vanta Massa en montrant le papier peint.

En guise de réponse, Fandorine hurla de nouveau :

- Iti, ni, san !

Le numéro vertigineux fut réitéré mais, cette fois, effectuant sa culbute, le serviteur toucha le plafond de son pied.

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- J'ai réussi, pas vous ! déclara-t-il. Et cela, maître, alors que vous avez les jambes beaucoup plus longues que les miennes.

- Toi, tu es en caoutchouc ! bougonna Fandorine, légèrement essoufflé. Bon, à présent, un peu de lutte.

Le Japonais salua très bas et, sans enthousiasme particulier, se mit en position de combat : genoux fléchis, pieds écartés, bras souples.

Eraste Pétrovitch fit un petit bond, exécuta une pirouette en l'air et, du bout de son chausson, porta un coup assez fort sur le sommet du crâne de son adversaire qui n'avait pas eu le temps d'esquiver.

- Un point pour moi, cria-t-il. On continue !

Massa fit un geste de diversion : il arracha le bandeau blanc qu'il avait sur le front, le lança sur le côté et, alors que le regard de Fandorine suivait instinctivement l'objet qui volait, le serviteur poussa un cri guttural et roula sur le sol, tel un ballon souple, en essayant de placer un balayage sous la cheville de son maître. Mais Eraste Pétrovitch bondit en arrière au dernier moment, tout en se contorsionnant de telle manière que, du tranchant de la main, il frappa un léger coup sur l'oreille du petit homme.