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- Deux points pour moi !

Le Japonais sauta prestement sur ses jambes et se mit à courir à petits pas dans la pièce en décrivant un demi-cercle. Fandorine, lui, faisait pratiquement du surplace, les deux mains ouvertes à hauteur de sa taille.

- Ah, oui, maître, j'avais complètement oublié ! fit Massa sans interrompre son mouvement tournant.

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Je suis impardonnable. Une dame est venue vous voir il y a une heure. Toute en noir. Eraste Pétrovitch baissa les mains.

- Quelle femme ?

Et il reçut en même temps un coup de pied dans la poitrine qui le projeta contre le mur, tandis que Massa s'écriait triomphalement :

- Touché ! Une femme qui n'était ni jeune ni belle. Et ses vêtements étaient entièrement noirs. Je n'ai pas compris ce qu'elle voulait, et elle est repartie.

Fandorine frottait sa poitrine endolorie.

- Il serait temps que tu apprennes le russe. Pendant mon absence, prends le dictionnaire que je t'ai offert et apprends quatre-vingts mots.

- Quarante suffiront ! s'indigna Massa. Vous voulez simplement vous venger ! En plus, j'en ai déjà appris deux aujourd'hui : chéli, qui veut dire " cher monsieur ", et Chinois, qui signifie " Japonais " en russe.

- Je devine qui a été ton professeur. Mais ne t'avise surtout pas de m'appeler chéli. J'ai dit quatre-vingts mots, pas un de moins ! La prochaine fois tu combattras plus loyalement.

Eraste Pétrovitch s'assit devant le miroir et commença sa transformation.

Après avoir hésité entre plusieurs, il choisit une perruque d'un roux foncé aux cheveux raides, séparés au milieu par une raie bien droite. Il déroula les pointes de sa moustache noire, s'en colla une autre plus fournie et plus claire pardessus et, à son menton, fixa une épaisse barbe en éventail. Il colora ses sourcils en conséquence, les fit bouger dans un sens puis dans l'autre, se gonfla les lèvres, atténua l'éclat de ses yeux, tapota ses

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joues vermeilles, se laissa lourdement tomber sur une chaise et, comme par un coup de baguette magique, se métamorphosa en un arrogant petit marchand de l'Okhotny Riad.

Peu après sept heures du soir, une voiture de louage arriva à l'Alpenrose, restaurant allemand situé rue Sophie. C'était une calèche laquée montée sur ressorts d'acier, tirée par deux chevaux moreaux à la crinière entrelacée de rubans écarlates. Les rayons de ses roues étaient peints en ocre. Pour arrêter son attelage, le cocher lança un cri assourdissant qu'il accompagna d'un claquement crâne de son fouet.

- Réveillez-vous, monsieur, vous voilà à destination !

Derrière, avachi sur le siège de velours, ronflo-tait le passager, un jeune marchand en longue redingote bleu foncé, gilet framboise et hautes bottes en forme de bouteille. Sur la tête du fêtard, un haut-de-forme étincelant s'en allait tout de travers.

Le marchand entrouvrit ses yeux hébétés et dit dans un hoquet :

- Où ça ?

- Là où vous avez demandé, jeune monsieur. La fameuse Rosé, c'est ici.

Devant le célèbre restaurant stationnait une longue file d'équipages. Leurs cochers regardèrent d'un air mécontent leur bruyant confrère : à crier comme ça et à faire claquer son fouet, il effrayait les chevaux des autres. L'un d'entre eux, un jeune gars au visage glabre et nerveux vêtu d'une veste de cuir lustré s'approcha du fauteur de troubles et le prit à partie :

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- Qu'est-ce que t'as à faire tout ce boucan ! On n'est pas à la foire ! T'es arrivé, alors mets-toi dans le rang comme les autres ! (Et il ajouta à mi-voix :) File, Sinelnikov, tu as fait ton travail, alors file, disparais ! J'ai moi-même une voiture. Et dis à Evguéni Ossipovitch que tout se déroule comme prévu.

Le jeune marchand sauta sur le trottoir, vacilla sur ses jambes et fit un geste à son cocher :

- Tu peux t'en aller ! Je vais passer la nuit ici !

Le garçon fit claquer son fouet et partit à toute allure en sifflant comme un voyou. Le jeune marchand en goguette, lui, fit quelques pas mal assurés et perdit l'équilibre. Mais le cocher au visage glabre se trouva là pour le rattraper.

- Attends, je vais t'aider, monsieur. Faut faire attention, tu pourrais tomber...

Et le prenant par le coude avec sollicitude, il lui glissa à l'oreille :

- Agent Kliouev, Votre Haute Noblesse. Ma voiture est là, c'est celle qui a le cheval roux. Je vous attends sur mon siège. A l'entrée de service se tient l'agent Neznamov, déguisé en rémouleur avec un tablier en toile cirée. L'objet est arrivé il y a dix minutes. Il s'est collé une barbe rousse et a l'air très nerveux. Il est armé : j'ai remarqué une bosse sur le côté. Et tenez, Son Excellence m'a chargé vous remettre ça.

Et juste avant d'arriver à la porte, le " cocher " glissa fort habilement dans la poche du marchand une feuille pliée en huit puis, retirant sa casquette, il lui fit un profond salut. Mais, ne recevant aucun pourboire, il poussa un grognement dépité quand la porte se referma devant son nez.

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Et c'est sous les quolibets de ses collègues (" Alors, gros malin, tu l'as eue ta pièce ? ") qu'il retourna à sa voiture et remonta sur son siège, la tête basse.

Le restaurant Alpenrose avait la réputation d'être un établissement respectable, européen. En tout cas, dans la journée. Au petit déjeuner et au repas de midi, il était fréquenté par les Allemands de Moscou, commerçants aussi bien que fonctionnaires. On y venait savourer le jarret de porc à la choucroute, boire de l'authentique bière bavaroise tout en lisant les journaux de Berlin, de Vienne et de Riga. Le soir, en revanche, les tristes buveurs de bière rentraient chez eux pour faire leurs comptes de la journée, dîner et se mettre au lit avant la nuit tombée, et c'était alors un public plus gai et plus généreux qui se retrouvait à La Rosé. Les étrangers y prédominaient tout de même, mais il s'agissait de gens plus insouciants et qui préféraient se distraire à l'européenne plutôt qu'à la russe, sans criailleries d'ivrognes ni débordements excessifs. Et si des Russes y venaient parfois, c'était essentiellement par curiosité ou, depuis quelque temps, pour entendre chanter mademoiselle Wanda.

Le jeune marchand s'arrêta dans le hall de marbre blanc, examina en hoquetant les colonnes et l'escalier couvert de tapis, lança son splendide haut-de-forme au laquais et fit signe au maître d'hôtel.

Il commença par lui glisser un billet de dix roubles, après quoi, au milieu des effluves de cognac, il exigea :

- Tu me trouves une table, le Teuton, et pas une de celles dont personne ne veut et qui reste vide tous les soirs, mais une table qui me plaise.

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- On a beaucoup de monde aujourd'hui... fit avec un geste d'impuissance le maître d'hôtel qui, bien qu'allemand, parlait russe à la façon des vrais Moscovites.

- Débrouille-toi, dit le marchand en levant un doigt menaçant. Sinon, je fais un scandale ! Et, dis-moi, il est où le petit coin dans cette maison ?

Le maître d'hôtel fit signe à un laquais, et c'est avec tous les égards que le client tapageur fut conduit dans des toilettes bénéficiant des dernières trouvailles de la technique européenne : sièges en porcelaine, chasses d'eau et immenses miroirs devant les lavabos. Mais, en bon Russe qu'il était, le marchand n'accorda pas le moindre intérêt à ces nouveautés allemandes. Demandant au laquais de l'attendre à l'extérieur, il sortit de sa poche la feuille de papier, qu'il déplia, puis, fronçant les sourcils d'un air concentré, il se mit à lire.

Il s'agissait de la transcription d'une conversation téléphonique.

2 heures 17 minutes de l'après-midi. L'abonné 1 est de sexe masculin, l'abonné 2 de sexe féminin.

A 1 : Mademoiselle, pouvez-vous me passer le numéro 762... L'hôtel Angleterre ? Ici GeorgKnabe. Pourrais-je parler à madame Wanda ?

Une voix (sexe non identifié) : Tout de suite, monsieur.