A 2 : Ici Wanda. Qui est à l'appareil ?
A 1 : (Observation en marge : " à partir de là, la conversation se déroule en allemand ") Moi. C'est urgent et très important. Dites-moi seulement : lui avez-vous administré quelque chose ? Vous comprenez de quoi je parle. L'avez-vous fait ou non ? Dites-moi la vérité, je vous en conjure !
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A 2 (après une longue pause) : Je n'ai pas fait ce à quoi vous faites allusion. Tout s'est passé comme ça. Mais qu'avez-vous ? Vous avez une drôle de voix.
A 1 : C'est vrai, vous ne l'avez pas fait ? Oh, le Seigneur en soit loué ! Vous n'imaginez pas dans quelle situation je me trouve. Un vrai cauchemar.
A 2 : Vous m'en voyez ravie. (Une phrase n'a pu être déchiffrée.)
A 1 : Ne plaisantez pas. Tout le monde me tourne le dos ! Au lieu de recevoir des félicitations pour avoir fait preuve d'initiative, je me heurte à l'ingratitude la plus noire. Et ce n'est pas le pire. Il se pourrait même que, loin de repousser le conflit, l'événement que vous savez ne le rapproche, au contraire. Voilà ce que l'on m'a fait savoir. Mais vous n'avez rien fait, c'est bien sûr ?
A2:Je vous l'ai dit et je le répète : non.
Al : Et où est le flacon ?
A 2 : Ici, dans ma chambre. Et il est cacheté comme il l'était.
Aclass="underline" // faut que je le récupère. Aujourd'hui même.
A 2 : Aujourd'hui je chante, et je ne pourrai pas m'éclipser. Cela fait déjà deux soirs que je ne suis pas allée au restaurant.
A 1 : Je sais. J'y serai. J'ai déjà retenu une table. Pour sept heures. Ne vous étonnez pas, je serai grimé. On doit observer le plus grand secret. Apportez le flacon. Et autre chose, Frdulein Wanda : vous en prenez un peu trop à votre aise ces derniers temps. Faites attention, avec moi on ne plaisante pas.
(A 2 raccroche sans répondre.)
Sténographié et traduit de l'allemand par Youli Schmidt.
En dessous, d'une écriture penchée d'officier de la garde, était ajouté : " // ne faudrait pas que,
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dans l'affolement, il la supprime. Qu'en pensez-vous ? E.O. "
Le jeune marchand sortit des toilettes l'air nettement plus frais. Accompagné du maître d'hôtel, il pénétra dans la salle, promena un regard vaseux sur les tables recouvertes de nappes d'une blancheur éblouissante et toutes scintillantes d'argent et de cristal. Il cracha sur le parquet étincelant (le maître d'hôtel se contenta d'un regard atterré) et finit par pointer le doigt vers une table (heureusement libre) située près du mur. A gauche, deux étudiants cossus dînaient en compagnie de cousettes qui riaient à gorge déployée ; à droite, un monsieur à barbe rousse en veston à carreaux suivait ce qui se passait sur la scène en sirotant du vin de Moselle.
Sans les indications de l'agent Kliouev, Fando-rine n'aurait jamais reconnu Herr Knabe. Un as, lui aussi, dans l'art du déguisement. Après tout, étant donné sa profession principale, il n'y avait là rien d'étonnant.
Des applaudissements désordonnés mais enthousiastes éclatèrent dans la salle. Mince, énergique, moulée dans une robe pailletée qui la faisait ressembler à un serpent merveilleux, Wanda venait de monter sur la petite scène.
- Elle est maigre à faire peur, lança à la table voisine l'une des deux midinettes.
Plutôt bien en chair, elle était vexée de voir les deux étudiants fixer la chanteuse d'un regard fasciné.
Cette dernière embrassa la salle d'un regard de ses grands yeux lumineux et, sans préambule ni introduction musicale, entonna doucement une
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première chanson. Très vite, le pianiste qui l'accompagnait saisit la mélodie et commença à tisser la fine dentelle de ses accords autour de cette voix basse et pénétrante.
Au lointain carrefour, dans le sable Le cadavre du suicidé est enfoui ; Sur lui pousse une petite fleur bleue, La fleur des suicidés...
J'étais là, soupirant... Le soir Enveloppa tout de sommeil et de froid Et sous la lune se mit à osciller La fleur des suicidés.
Choix étrange pour un restaurant, se dit Fandorine en prêtant attention aux paroles allemandes de la chanson. Il me semble que c'est un poème de Heine.
Un grand silence plana sur la salle, puis les applaudissements fusèrent de toutes parts, et la midinette jalouse alla même jusqu'à crier " bravo ! ". S'apercevant qu'il venait de sortir de son rôle, Eraste Pétrovitch eut un sursaut, mais personne ne semblait avoir remarqué l'expression sérieuse qui, de façon tout à fait inattendue, était apparue sur le visage du marchand un peu ivre. En tout cas, l'homme à la barbe rousse qui occupait la table voisine ne regardait que la scène.
Les derniers accords de la triste ballade résonnaient encore que Wanda claquait déjà des doigts, lançant un tempo rapide. Secouant sa tête bouclée, le pianiste écourta la fin du morceau en plaquant ses dix doigts sur le clavier, et chacun commença à se balancer sur sa chaise au rythme enlevé d'une chansonnette parisienne.
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Un Russe de l'assistance, selon toute apparence un industriel, eut un comportement étrange : faisant signe à la marchande de fleurs, il choisit dans sa corbeille un petit bouquet de violettes qu'il enveloppa dans un billet de cent roubles avant de le lancer à Wanda. Sans cesser de chanter, celle-ci huma le bouquet et ordonna qu'il soit retourné à son envoyeur avec le billet de cent roubles. L'industriel, qui jusque-là se prenait pour le seigneur des lieux, se fit tout petit et, coup sur coup, vida cul sec deux grands verres de vodka. Bizarrement, la salle lui jetait des regards moqueurs.
Eraste Pétrovitch ne se laissa plus aller à oublier son rôle. Il s'amusa d'abord à faire l'imbécile : il versa du Champagne dans une tasse à thé et, de là, dans sa soucoupe. Gonflant ses joues, il avala une infime quantité de liquide afin que cela ne lui monte pas à la tête, mais en déglutissant le plus bruyamment possible. Il demanda ensuite au garçon de lui apporter une autre bouteille de cham-pagne (" et pas du Lanin, du vrai, du Moët ! ") ainsi que de lui griller un petit cochon de lait, mais un vivant, et qu'on vienne d'abord le lui montrer, " sinon je vous connais, Teutons de malheur, vous êtes capables de m'en préparer un qui viendra de la glacière ! ". L'idée de Fandorine était que, pendant qu'ils s'emploieraient à trouver un porcelet vivant, la situation aurait tout le temps de s'éclair-cir d'une manière ou d'une autre.
Knabe jetait à son bruyant voisin des regards irrités, sans toutefois lui prêter grande attention. L'espion avait déjà sorti quatre fois sa montre Bréguet, et on voyait qu'il était nerveux. A huit heures moins cinq, après avoir annoncé que la chanson suivante serait la dernière avant la pause,
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Wanda entonna une ballade irlandaise à fendre l'âme, sur la pauvre Molly qui avait en vain attendu le retour de son fiancé parti à la guerre. Ici et là dans la salle, un spectateur essuyait ses larmes.
Elle va terminer sa chanson et venir s'asseoir à la table de Knabe, se dit Fandorine, et il se prépara à cette éventualité. Laissant tomber sa tête sur son coude, comme terrassé par l'abus d'alcool, sans toutefois oublier de repousser la mèche qui lui bouchait l'oreille droite, Eraste Pétrovitch, conformément à la science de la concentration, débrancha tous ses organes sensoriels à l'exception de l'ouïe. Il se transforma pour ainsi dire en son oreille droite. Le chant de Wanda semblait à présent venir de loin, tandis qu'il percevait avec une netteté exceptionnelle les moindres mouvements de Herr Knabe. L'Allemand ne tenait pas en place : il faisait grincer sa chaise, raclait le plancher de ses pieds. Puis, brusquement, il se mit à taper par terre avec ses talons. Eraste Pétrovitch tourna à tout hasard la tête et entrouvrit un oil, et bien lui en prit, car il eut juste le temps de voir l'homme à la barbe rousse disparaître sans bruit par une porte latérale.
La salle croulait sous les applaudissements.
- Une vraie déesse ! cria un des deux étudiants, profondément ému.
Les deux midinettes frappaient à tout rompre dans leurs mains.