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Cette façon qu'avait eue Herr Knabe de s'éclipser en douce déplut souverainement à l'assesseur de collège. Ajouté à son déguisement et à son faux nom, cela avait de quoi inquiéter.

Le petit marchand se leva brutalement en renversant sa chaise et déclara en confidence à la joyeuse compagnie installée à la table voisine :

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- Voilà maintenant qu'il faut que j'aille me soulager !

Et, titubant légèrement, il se dirigea vers la porte latérale.

Un garçon le rattrapa à la hâte :

- Monsieur, les commodités ne sont pas par là !

- Déguerpis ! fit le malotru en le repoussant sans même se retourner. Je me soulage où j'ai envie !

Horrifié, le garçon resta figé sur place, tandis que le marchand repartait à grandes enjambées. Zut, ça commençait mal. Il fallait faire vite. D'autant que, descendant de scène, Wanda venait de se faufiler dans les coulisses.

Juste devant la porte, surgit un nouvel obstacle, sous la forme d'un porcelet poussant des cris désespérés qu'on venait présenter au capricieux client.

- Tenez, voilà ce que vous avez commandé ! lança le cuisinier tout essoufflé, en exhibant fièrement son trophée. Tout ce qu'il y a de vivant. Vous voulez qu'on vous le grille ?

Eraste Pétrovitch regarda les petits yeux rosés remplis de terreur du cochon de lait et fut saisi de pitié pour la pauvre petite bête, venue au monde dans le seul but de remplir la panse de quelque goinfre.

Le marchand rugit :

- Il est bien petiot ! Laisse-le se faire encore un peu de lard !

Décontenancé, le cuisinier serra l'artiodactyle sur sa poitrine, tandis que, se cognant au chambranle de la porte, le despote s'engouffrait dans le couloir.

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Réfléchissons, se dit Fandorine, en proie à une intense fébrilité. A droite, on va vers le hall d'entrée. Les services et la loge de Wanda sont donc sur la gauche.

Il longea le couloir au pas de course. A un tournant, dans un recoin obscur, il entendit un petit cri et un remue-ménage.

Eraste Pétrovitch se précipita vers le bruit. L'homme à la barbe rousse avait saisi Wanda par-derrière et, lui plaquant une main sur la bouche, approchait de sa gorge une fine lame d'acier.

La chanteuse avait beau se cramponner des deux mains au large poignet couvert de poils roux, la distance qui séparait le poignard de son cou frêle diminuait rapidement.

- Arrêtez ! Police ! hurla Fandorine d'une voix éraillée par l'émotion.

Herr Knabe fit alors preuve d'une rapidité de réaction exceptionnelle : il saisit la chanteuse qui se débattait et l'expédia droit sur Eraste Pétrovitch. Celui-ci n'eut d'autre choix que d'entourer de ses bras les épaules graciles de la demoiselle, laquelle, toute tremblante, s'accrocha de toutes ses forces à son sauveur. L'Allemand, lui, les contourna en deux bonds et fonça dans le couloir tout en fouillant sous sa veste. Fandorine vit la main du fuyard émerger avec quelque chose de noir et de lourd et eut à peine le temps de plaquer Wanda au sol en la couvrant de son corps. Une seconde de plus, et la balle les transperçait tous les deux. L'assesseur de collège demeura un instant assourdi par le bruit du coup de feu qui avait envahi l'étroit couloir. Wanda, elle, poussa un hurlement désespéré et commença à se tortiller sous le corps du jeune homme.

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- C'est moi, Fandorine, fit-il, haletant, en essayant de se relever. Lâchez-moi !

Il voulut se remettre sur ses pieds, mais Wanda, toujours allongée par terre, le retenait fermement par une cheville et émettait des sanglots hystériques.

- Pourquoi a-t-il fait ça, pourquoi ? Je vous en prie, ne m'abandonnez pas !

Comprenant qu'il eût été vain d'essayer de dégager sa jambe - la chanteuse s'y cramponnait et ne l'aurait pas lâchée -, Eraste Pétrovitch dit d'une voix volontairement très calme :

- Vous savez très bien pourquoi. Mais Dieu est miséricordieux, et tout se termine bien.

Puis, délicatement mais fermement, il desserra les doigts de la jeune femme et se lança à la poursuite de l'espion. Il avait perdu un peu de temps, mais ce n'était pas grave, devant la porte il y avait Kliouev. C'était un agent intelligent, il ne le laisserait pas filer. Tout au moins parviendrait-il à le retarder.

Mais, passant en trombe la porte du restaurant, Fandorine découvrit que les choses se présentaient aussi mal que possible. Déjà installé dans une calèche anglaise à une place, appelée " égoïste ", Knabe fouettait à qui mieux mieux le petit cheval sec à la robe isabelle qui y était attelé. L'animal battit l'air de ses deux sabots de devant et s'élança si impétueusement que l'Allemand se trouva projeté en arrière contre le dossier de son siège.

Kliouev, l'agent intelligent, assis sur le trottoir, se tenait la tête à deux mains. Du sang coulait entre ses doigts.

- C'est ma faute, je l'ai laissé filer, gémit-il d'une voix sourde. Je lui ai crié " stop ", mais il m'a donné un coup de crosse sur le front.

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- Debout ! ordonna Eraste Pétrovitch en attrapant le blessé par l'épaule pour l'obliger à se relever. Il va nous échapper !

Au prix d'un gros effort sur lui-même, Kliouev se leva, étala le liquide bordeaux sur son visage et, en avançant de biais, se mit à clopiner en direction de sa voiture.

- Ça va, bredouilla-t-il en grimpant sur le siège du cocher, simplement, tout flotte autour de moi.

En un bond, Fandorine fut à l'arrière, Kliouev secoua les rênes, et le petit cheval roux fit entendre le bruit sonore de ses sabots sur le pavé. Mais il allait lentement, trop lentement. L'égoïste avait déjà une centaine de pas d'avance.

- Plus vite ! hurla Fandorine à un Kliouev quelque peu ramolli. Fonce !

Lancés à une vitesse folle - maisons, enseignes des magasins, passants abasourdis défilaient à toute allure -, les deux équipages tournèrent le coin de la courte et étroite rue Sophie pour déboucher sur la rue Loubianka, beaucoup plus large. Et là, la course-poursuite commença pour de bon. Scandalisé, le sergent de ville en faction en face de la photographie de Moebius lança un coup de sifflet indigné, menaça les deux perturbateurs du poing, mais s'arrêta là. Ah, si seulement il y avait un appareil téléphonique dans la voiture, rêva un instant Fandorine, et que l'on puisse appeler Karatchentsev et lui demander d'envoyer deux voitures pour faire barrage ! Fantaisie stupide et hors de propos : tout ne reposait pour le moment que sur le petit cheval roux. Et la brave bête faisait de son mieux, lançant en avant ses pattes vigoureuses, agitant sa crinière, regardant de temps à autre en arrière d'un oil

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exorbité, avec l'air de demander si cela allait ou s'il fallait faire un effort supplémentaire. Vas-y, plus vite, mon joli, le supplia mentalement Eraste Pétrovitch. Kliouev semblait avoir retrouvé ses esprits et, debout, faisait claquer son fouet et ululait avec une telle énergie qu'on aurait pu croire que c'était la horde du khan Mamaï qui déferlait ce soir-là sur la paisible rue.

Progressivement, l'égoïste perdait de son avance. Knabe, inquiet, se retourna une première fois, puis une deuxième, et comprit sans doute qu'il n'arriverait pas à s'échapper. Quand il ne resta plus qu'une trentaine de pas entre lui et ses poursuivants, il se retourna, tendit en arrière sa main gauche armée d'un revolver et tira. Kliouev eut juste le temps de se baisser.

- Il vise bien, le démon ! La balle a sifflé juste au-dessus de mon oreille ! Il a un Reichsrevolver ! Tirez, Votre Haute Noblesse ! Visez le cheval ! Sinon il nous échappe !

- Mais la pauvre bête n'y est pour rien, grommela Fandorine en repensant au cochon de lait.

En réalité, il n'aurait pas hésité à sacrifier le cheval Isabelle aux intérêts de la patrie, mais hélas son Herstal n'était pas adapté à des tirs à cette distance. Si par malheur il touchait Knabe au lieu du cheval, c'était toute l'opération qui capotait.

A l'angle du boulevard Srétenski, l'Allemand se retourna une nouvelle fois et, prenant davantage de temps pour viser, fit jaillir de son arme une langue de feu. A la même seconde, Kliouev partit à la renverse et s'écroula sur Eraste Pétrovitch. L'un de ses yeux fixait l'assesseur de collège d'un regard horrifié, l'autre n'était plus qu'un trou rouge.