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- Votre Haute... articulèrent ses lèvres, sans pouvoir terminer.
La voiture partait sur le côté, et Fandorine fut obligé de repousser l'homme sans ménagement. Il saisit les rênes et les tira, évitant de justesse à la calèche d'aller se fracasser contre la grille de fonte du boulevard. Emporté par son élan, le cheval roux voulait poursuivre sa course, mais la roue avant droite s'accrocha à une borne.
Eraste Pétrovitch se pencha sur l'agent et constata que le seul oeil qui lui restait n'était plus horrifié mais fixe et concentré, comme si Kliouev était en train d'observer tout là-haut quelque chose de très intéressant, bien plus intéressant que le ciel et les nuages.
D'un geste machinal, Fandorine voulut se découvrir, mais ne put le faire, car son somptueux haut-de-forme était resté au vestiaire de l'Alpenrose.
L'opération était une vraie réussite : un agent tué, Knabe en fuite.
Mais au fait, où avait-il pu s'enfuir ? A part chez lui, boulevard Karetny, l'espion ne pouvait aller nulle part dans l'immédiat. Il avait absolument besoin d'y passer, ne serait-ce que cinq minutes, le temps de prendre des papiers d'identité de rechange et de l'argent et de détruire les documents compromettants.
L'heure n'était donc pas à l'abattement. Eraste Pétrovitch saisit le cadavre de l'agent sous les bras, le tira hors de la voiture et l'assit par terre, dos à la grille.
- Reste là un moment, ami, bredouilla-t-il.
Et, sans porter la moindre attention aux passants pétrifiés de peur et d'étonnement, il grimpa sur le siège du cocher.
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Devant l'entrée de la belle maison de rapport au deuxième étage de laquelle vivait le représentant de la banque Kerbel und Schmidt, stationnait le fameux égoïste. Le cheval isabelle, couvert d'écume, piétinait nerveusement sur place en agitant sa tête trempée de sueur. Fandorine se précipita dans le hall d'entrée.
- Stop, où allez-vous ? demanda un portier à tête de bouledogue en l'attrapant par la main.
Mais, sans explication superflue, l'homme se vit gratifier d'un coup de poing à la tempe qui l'envoya dinguer de côté.
Une porte claqua dans les étages. Le bruit semblait justement venir du second ! Fandorine grimpa l'escalier quatre à quatre, son Herstal à la main. Il faudrait tirer deux fois, une fois dans chaque main. L'homme avait tenté d'assassiner Wanda de la main droite, mais avait tiré de la gauche. Il était donc aussi habile d'une main que de l'autre.
Arrivé devant la porte ornée d'une plaque de cuivre indiquant " Hans-Georg Knabe ", Fandorine tira d'un mouvement sec la poignée de bronze : la porte n'était pas fermée. A partir de là, il se déplaça rapidement, mais avec les précautions de rigueur : son revolver brandi en avant, le cran de sûreté débloqué.
Le long couloir était sombre, la seule source de lumière provenant de la fenêtre ouverte située tout à l'autre bout. C'est pourquoi, s'attendant à un danger venant de devant ou de côté, mais sûrement pas de sous lui, Eraste Pétrovitch ne remarqua pas une chose volumineuse étendue par terre, trébucha et faillit tomber de tout son long. Se rétablissant habilement, il s'apprêta à tirer, mais n'eut pas à le faire.
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Au sol, couché à plat ventre, un bras allongé en avant, il reconnut l'homme au veston à carreaux, dont les pans étaient relevés. La première idée d'Eraste Pétrovitch fut qu'il s'agissait d'une mise en scène destinée à l'abuser. Mais en retournant le corps sur le dos, il vit immédiatement le manche en bois d'un couteau de cuisine planté dans son flanc droit. Il ne s'agissait donc nullement d'un piège. L'espion avait été tué, et, à en juger par le sang qui continuait de s'écouler par saccades de sa blessure, le meurtre venait tout juste d'être commis.
Fandorine cligna des yeux d'un air de défi et se mit à courir d'une pièce à l'autre. Un désordre indescriptible y régnait : tout avait été mis sens dessus dessous, les livres étaient dispersés sur le sol, dans la chambre à coucher, tels des flocons de neige, voletait le duvet de l'édredon éventré. Mais pas âme qui vive.
Regardant par la fenêtre destinée à éclairer le couloir, Eraste Pétrovitch découvrit, juste au-dessous, le toit d'une petite construction attenante. Les choses s'éclairaient.
Sautant sans hésiter, il se mit à courir en faisant résonner la tôle. Du toit, la vue était magnifique : un coucher de soleil vermeil illuminait les clochers et les tours de Moscou, et, sur ce fond rouge, se détachait un vol noir de corbeaux. Mais, habituellement très sensible à la beauté, l'assesseur de collège ne jeta même pas un regard au merveilleux panorama qui s'offrait à lui.
C'était étrange. Le meurtrier avait disparu, alors que ce toit ne menait absolument nulle part. Il ne s'était tout de même pas envolé dans les airs...
Deux heures plus tard, l'appartement du boulevard Karetny était méconnaissable. Les pièces exiguës
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étaient parcourues en tous sens par divers fonctionnaires de la police judiciaire. Les collaborateurs du Département du chiffre numérotaient et répartis-saient dans des chemises en carton tous les papiers trouvés. Le photographe de la gendarmerie prenait des clichés du cadavre sous différents angles. Les hauts responsables, à savoir le grand maître de la police, celui de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur ainsi que le fonctionnaire en charge des missions spéciales, s'étaient installés dans la cuisine, où la fouille était déjà terminée.
- Quelles sont les impressions de ces messieurs de la police ? demanda Khourtinski en se glissant dans le nez une prise de tabac.
- Le tableau est clair, répondit Karatchentsev en haussant les épaules. On a voulu simuler un cambriolage. En prenant les gens pour des imbéciles. Ils ont mis la maison sens dessus dessous, mais n'ont pris aucun objet de valeur. Même les cachettes n'ont pas été touchées. Tout est à sa place : les armes, le manuel de chiffrage, l'arsenal technique... Ils espéraient visiblement que nous n'irions pas chercher plus loin.
- Atchoum ! éternua le conseiller aulique avec bruit, mais sans recevoir en retour les traditionnels voux de santé.
Le général se détourna de lui et poursuivit en s'adressant à Fandorine :
- Le détail le plus " vraisemblable " est l'arme du crime. Elle a été prise ici, fit Karatchentsev en montrant une rangée de crochets auxquels pendaient des couteaux de différentes tailles et dont l'un était vide. Façon de suggérer que le voleur a attrapé la première chose qui lui tombait sous la main. Ruse typiquement allemande, grosse comme
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une maison. Le coup au foie a été porté d'une manière éminemment professionnelle. Quelqu'un attendait notre Knabe dans le couloir obscur.
- Qui cela peut-il bien être ? demanda Piotr Parménytch en bourrant soigneusement sa seconde narine.
^ Le grand maître de la police ne daigna pas donner d'explications complémentaires, et ce fut à Eraste Pétrovitch de le faire :
- Ce sont sans doute les siens qui ont fait le coup. Je ne vois p-personne d'autre.
- Les bouffeurs de saucisses ont pris peur, ils craignent un conflit diplomatique, acquiesça Evguéni Ossipovitch. Le cambriolage n'est, bien sûr, qu'une mise en scène. Par exemple, pourquoi éventrer l'édredon ? Ils ont voulu nous donner le change. Ce n'est pas bien, meine Herren, des chrétiens n'agissent pas comme ça : saigner son propre agent comme un porc à l'abattoir ! Cela dit, je comprends les raisons de leur panique. S'il avait été démasqué, les choses risquaient de se terminer non par un simple scandale, mais par un conflit armé. Il était allé trop loin, le capitaine de l'état-major général ; il avait voulu trop bien faire. Un zèle excessif est toujours dangereux. Ça lui apprendra, à ce carriériste. Eh bien, messieurs, notre tâche arrive à son terme. Les circonstances de la mort du général Sobolev se sont bien éclaircies. Au-delà, c'est à nos supérieurs de prendre leurs décisions. Reste à déterminer que faire de cette Wanda.