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les couronnes, une multitude de couronnes ! La première, qui faisait bien deux mètres, était offerte par les marchands d'Okhotny Riad. D'autres suivaient : celle du Club anglais, celle du Conseil des bourgeois de Moscou, celle des Chevaliers de la croix de Saint-Georges -impossible de toutes les énumérer. Devant le catafalque - un affût de canon tendu de velours cramoisi et surmonté d'un dais d'or- chevauchaient des hérauts portant leurs flambeaux renversés, puis les ordonnateurs des funérailles : le général gouverneur et le ministre de la Guerre. Derrière le cercueil, seul, monté sur une jument arabe morelle, venait le grand-duc Cyril Alexandrovitch, frère et représentant personnel du souverain. A sa suite, des aides de camp menaient par la bride Bajazet, le célèbre cheval blanc de Sobolev, revêtu d'un caparaçon de deuil. Un peu plus loin, la garde d'honneur avançait à pas lents, puis venaient les porteurs de couronnes plus modestes et enfin, tête nue, les personnages importants : haut dignitaires, généraux, membres du conseil municipal, gros bonnets de la finance. Un spectacle grandiose, incomparable.
Brusquement, comme honteux de son éclat incongru, le soleil de juin se cacha derrière les nuages, le temps se mit au gris, et, lorsque le cortège atteignit les Portes Rouges où sanglotait et se signait une foule de cent mille personnes, une petite pluie fine et attristée commença à tomber. La nature se mettait en harmonie avec l'humeur générale.
Fandorine essayait de se frayer un chemin à travers la foule dense dans l'espoir de trouver le grand maître de la police. Il s'était présenté au domicile du général dès potron-minet, mais on lui avait dit
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que Son Excellence était déjà partie pour le Dusseaux. Rien d'étonnant : une journée comme celle-ci et une responsabilité pareille ! Tout reposait sur les épaules d'Evguéni Ossipovitch.
Puis avait suivi une longue suite de malchances. A l'entrée de l'hôtel, un capitaine des gendarmes avait annoncé à Eraste Pétrovitch que le général " était encore là il y a une seconde " mais venait de partir pour la Direction de la police judiciaire. Là, il s'avéra que Karatchentsev avait filé remettre de l'ordre devant l'église où une bousculade était à craindre.
Le problème urgent et d'importance vitale auquel été confronté Fandorine aurait pu tout aussi bien être résolu par le gouverneur. Mais lui, inutile de le chercher : il était là, à la vue de tous, en tête du cortège, raide et digne, montant en parfait cavalier de la garde qu'il était son poulain pommelé. Mais essayez donc de vous approcher de lui !
Dans l'église des Trois-Saints, dans laquelle Fandorine ne pénétra que grâce au secrétaire du prince qui avait eu l'excellente idée de se retourner au bon moment, les choses n'allèrent pas mieux. Mettant à profit sa connaissance de l'art des " rampants ", il réussit à se faufiler presque jusqu'au cercueil, mais là, collés les uns aux autres, les dos constituaient un véritable mur. Solennel, pommadé, une larme de vieillard dans ses yeux grands ouverts, Vladimir Andréiévitch se tenait aux côtés du grand-duc et du duc de Lichtenbourg. Il était totalement exclu de lui adresser la parole, et si cette possibilité s'était présentée, sans doute n'aurait-il pas immédiatement compris l'urgence du problème.
Furieux de son impuissance, Fandorine écouta le touchant discours de Son Eminence l'évêque Ambroisie, qui évoqua les voies impénétrables du
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Seigneur. Un jeune cadet, pâle d'émotion, déclama d'une voix sonore une longue épitaphe en vers qui s'achevait par ces mots :
N'était-il pas celui que l'ennemi arrogant Craignait plus que le feu et la foudre du ciel ? Peut-être n'est-il plus aujourd'hui que poussière, Mais l'esprit du héros en nous tous est resté !
Autour du cercueil, pour la énième fois, tous eurent la larme à l'oil. On entendit des pieds glissant par terre : on sortait les mouchoirs. La cérémonie se déroulait avec la lenteur qui convenait à l'événement.
Et, en attendant, le temps filait.
La nuit précédente, Fandorine avait eu connaissance de circonstances nouvelles qui faisaient apparaître l'affaire sous un jour tout à fait différent. La visiteuse nocturne que le serviteur, étranger aux canons européens de la beauté, considérait comme ni jeune ni jolie, et que, porté au romantisme, son maître trouvait belle et intéressante, était en fait Ekatérina Alexandrovna Golovina, enseignante au lycée de jeunes filles de Minsk. Malgré sa constitution frêle et son évident chagrin, Ekatérina Alexandrovna s'était exprimée avec une franchise et une détermination inhabituelles chez les personnes de sa profession. Etait-ce un trait de sa nature ou le malheur l'avait-il endurcie ?
" Monsieur Fandorine, avait-elle commencé en prononçant chaque syllabe avec une netteté appliquée. Je dois d'abord vous expliquer les liens qui m'unissaient au... au... défunt. "
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Elle avait visiblement de la peine à prononcer ce dernier mot. Une ligne de souffrance avait barré son front haut et pur, mais sa voix n'avait pas tremblé. Une Spartiate, s'était dit Eraste Pétrovitch. Exactement, une Spartiate.
" Sinon, avait-elle poursuivi, vous ne comprendrez pas pourquoi je suis au courant de choses que personne ne savait, y compris les plus proches collaborateurs de Mikhaïl Dmitriévitch. Michel et moi, nous nous aimions. (Madame Golovina avait jeté à Fandorine un regard inquisiteur et, insatisfaite sans doute de son expression à la fois polie et attentive, elle avait cru nécessaire de préciser :) J'étais son amie. "
Elle avait pressé contre sa poitrine ses deux petits poings serrés et, à cet instant, Eraste Pétrovitch avait de nouveau eu l'impression de revoir Wanda quand celle-ci lui avait parlé d'amour libre : même ton provocateur, même façon de se tenir prête à braver l'offense. Mais l'assesseur de collège continuait de regarder la demoiselle de la même façon : poliment et sans laisser paraître le moindre jugement négatif. Ekatérina Alexandrovna avait alors poussé un soupir et expliqué une troisième fois à son interlocuteur obtus :
" Nous vivions comme mari et femme, vous comprenez ? C'est pour cela qu'il était plus franc avec moi qu'avec les autres. "
Eraste Pétrovitch avait pour la première fois desserré les lèvres :
" J'avais p-parfaitement compris, madame, poursuivez.
- Mais, comme vous le savez, Michel avait une épouse légitime, avait cependant jugé utile de préciser la jeune femme, faisant comprendre par son
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comportement qu'elle tenait à éviter toute équivoque et n'avait nullement honte de son statut.
- Je sais, une épouse née princesse Titov. Mais Mikhaïl Dmitriévitch et elle vivaient séparés depuis longtemps. Elle ne s'est même pas d-déran-gée pour ses obsèques. Maintenant parlez-moi de la serviette. "
Ekatérina Golovina avait eu l'air de perdre le fil :
" Oui, oui, je vais le faire... Mais je tiens à vous raconter les choses dans l'ordre. Parce que je dois d'abord vous expliquer que... Il y a un mois, Michel et moi avons eu une querelle... (Elle avait rougi violemment.) En fait, nous nous sommes quittés et ne nous sommes pas revus depuis. Il est parti à des manouvres, puis, après une journée passée à Minsk, il... "
Respectueusement, mais fermement, Fandorine avait ramené son interlocutrice à l'essentiel :
" Je suis au courant des déplacements de Mikhaïl Dmitriévitch durant le dernier mois. "
Après un temps d'hésitation, la jeune femme avait lancé en martelant chaque mot :
" Etes-vous également au courant, monsieur, du fait qu'en mai Michel avait réalisé la totalité de ses actions et de ses titres, vidé tous ses comptes, hypothéqué son domaine de Riazan et emprunté un grosse somme à la banque ?
- A quelle fin ? s'était rembruni Eraste Pétrovitch.
- Ça, je l'ignore. Il avait en vue une affaire secrète et très importante, à laquelle il ne souhaitait pas m'associer... Je lui en voulais, nous nous querellions... Je n'ai jamais partagé les idées politiques de Michel : la Russie aux Russes, l'union des Slaves, la voie spécifique non-européenne et autres