Et pourtant, il aurait encore pu être utile, le vieux Grouchine, et comment donc. Il n'avait pas perdu toutes ses forces, et son cerveau, Dieu merci, n'était pas rouillé. Vous avez fait un mauvais
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calcul, monsieur le grand maître de la police. Vous en avez attrapé beaucoup, des malfaiteurs, avec vos bertillonnages imbéciles ? On n'ose plus se promener seul dans Moscou ! A peine sorti, on t'a déjà piqué ton porte-monnaie, et le soir on n'est jamais à l'abri d'un coup de gourdin sur la caboche.
Ce débat intérieur avec ses anciens chefs conduisait habituellement Ksavéri Féofilaktovitch à une humeur chagrine. Le policier en retraite était honnête avec lui-même : si, tant bien que mal, le service pouvait se passer de lui, lui, en revanche, avait la nostalgie du service. Ah, comme c'était bien quand il partait sur une enquête : tout vibrait à l'intérieur de lui, comme un ressort tendu à l'extrême. Après un café et une première pipe, son esprit était clair, ses pensées élaboraient d'elles-mêmes le plan d'action. Aujourd'hui, il découvrait que c'était ça le bonheur, que c'était ça la vraie vie. Seigneur, il en avait vécu des choses, mais qu'est-ce qu'il aurait aimé en vivre encore ! Grouchine avait soupiré et jeté un regard réprobateur au soleil qui venait d'apparaître derrière les toits : une nouvelle journée longue et vide commençait.
Et le Seigneur l'entendit. Ksavéri Féofilaktovitch plissa ses yeux pour mieux voir de loin : dans la rue en terre battue, un fiacre approchait dans un nuage de poussière. Bientôt, il y distingua deux hommes : le premier portait une cravate, le second, plus petit, était vêtu de vert. Qui cela pouvait-il bien être à une heure si matinale ?
Après les embrassades, les congratulations et les questions d'usage, auxquelles Grouchine répondit de façon prolixe tandis que Fandorine s'attachait à être bref, on passa aux choses sérieuses. Eraste Pétrovitch n'entra pas dans les détails et, à plus
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forte raison, garda le silence sur Sobolev, se contentant d'exposer le problème dans ses grandes lignes.
Un coffre-fort avait été dévalisé dans un hôtel. On pouvait faire les observations suivantes : le travail n'avait pas été fait très soigneusement. A en juger par les éraflures, le voleur avait eu du mal. Détail surprenant : il y avait de la cire dans le trou de la serrure. Le cambrioleur se caractérisait par une minceur et une souplesse exceptionnelles qui lui avaient permis d'entrer dans la pièce par un vasistas de sept pouces sur quatorze. Il était chaussé de bottes ou de bottines dont les semelles étaient sculptées d'étoiles et de petites croix. La longueur de son pied était approximativement de neuf pouces et la largeur d'un peu moins de trois... Fandorine n'eut pas le temps d'achever que Ksavéri Féofilaktovitch déclarait :
" Des bottes. "
L'assesseur de collège jeta un regard effrayé à Massa qui somnolait dans un coin. N'étaient-ils pas venus pour rien, le vieil onsi n'avait-il pas perdu la tête ?
" Pardon ?
- Des bottes, répéta le policier. Pas des bottines. Des bottes en veau tanné, étincelantes comme un miroir. Il ne porte jamais autre chose. "
A l'intérieur de Fandorine, tout se figea. Tout doucement, comme s'il craignait de l'effaroucher, il demanda au vieux limier :
" Parce que vous savez de qui il s'agit ?
- Oui, parfaitement, dit Grouchine, son visage doux et ridé, à la peau trop grande pour lui, s'épanouissant en un sourire satisfait. Il s'agit de Micha le Petit, ce ne peut être personne d'autre. La seule
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chose qui m'étonne, c'est qu'il ait mis beaucoup de temps à faire le travail ; pour lui, forcer un coffre-fort est un jeu d'enfant. Parmi les rats d'hôtel, il n'y a que Micha qui puisse passer par un vasistas, et ses passe-partout sont toujours enduits de cire. C'est un garçon très délicat, il ne supporte pas d'entendre grincer.
- Micha le Petit ? Qui est-ce ? "
Sans se presser, Ksavéri Féofilaktovitch ouvrit sa blague à tabac et bourra sa pipe avant de répondre :
" Eh bien voyons, c'est le roi des "actifs" de Moscou, le maître incontesté des perceurs de coffres-forts, mais, à l'occasion, il ne recule pas devant le meurtre. C'est aussi ce qu'on appelle un "chat", un receleur d'objets volés et un chef de bande. Micha a toute une palette de talents, c'est, disons, le Ben-venuto Cellini du crime. De petite taille : à peine plus d'un mètre cinquante. Fluet. Soigne sa mise. Rusé, insaisissable, cruel et sans scrupule. C'est une personnalité célèbre à la Khitrovka.
- Et avec de p-pareils états de service, on n'a pas encore trouvé le moyen de l'envoyer au bagne ? " s'étonna Fandorine.
Le policier ricana et tira voluptueusement sur sa pipe : la première bouffée du matin est toujours la plus délicieuse.
" Essayez donc de mettre la main dessus. Personnellement, je n'y suis pas parvenu, et je doute que les hommes d'aujourd'hui fassent mieux. Ce brigand a des hommes à lui dans la police, c'est une certitude. Combien de fois n'ai-je pas tenté de le pincer. Rien à faire ! (Grouchine eut un geste désabusé de la main.) Il échappe à toutes les souricières. Il se trouve toujours de bonnes âmes pour le prévenir. Sans compter que tout le monde a peur
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de Micha, et ce n'est rien de le dire ! Sa bande est un ramassis de tueurs sans foi ni loi. J'ai beau avoir mes entrées à la Khitrovka, sur Micha le Petit, c'est motus et bouche cousue, il faudrait des tenailles pour leur arracher la vérité ! Et moi, vous le savez, au pire, je donne un bon coup de poing dans la mâchoire. Micha, lui, ce n'est pas de tenailles qu'il se sert, mais de pinces chauffées à blanc. Une fois, il y a maintenant quatre ans, j'ai été à deux doigts de lui mettre la main dessus. Je m'étais mis dans la poche une de ses filles, une brave gamine pas encore tout à fait fichue. Eh bien, à un cheveu du but, alors que je n'avais plus qu'à aller cueillir Micha dans son repaire de bandits, un grand sac a été jeté juste devant la Direction. Dedans, on a retrouvé mon indicatrice, découpée à la scie en douze morceaux... Ah, Eraste Pétrovitch, mon cher petit, j'en aurais à vous raconter sur ses exploits, mais, si je comprends bien, vous n'avez pas beaucoup de temps. Sinon vous ne seriez pas venus me trouver à cinq heures et demie du matin. "
Et, fier de sa perspicacité, Ksavéri Féofilakto-vitch fit un clin d'oil malicieux.
" II me faut absolument Micha le Petit, déclara Fandorine en fronçant les sourcils. Cela p-paraît incroyable, mais il est en quelque sorte lié à... Malheureusement, je ne suis pas autorisé... Je peux tout de même vous dire que l'affaire revêt une importance nationale et qu'en outre elle est de la plus grande urgence. Et si on y allait maintenant et qu'on cueille votre Benvenuto, qu'en dites-vous ? "
Grouchine leva les bras au ciel :
" Vous ne manquez pas d'ambition, dites-moi ! Je connais la Khitrovka comme ma poche, mais où Micha passe ses nuits, je n'en ai aucune idée. Il fau-
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drait organiser une rafle générale. Mais que tout parte d'en haut, sans commissaires ni policiers de quartier : ils l'avertiraient. Il faudrait encercler le quartier et tout ratisser méthodiquement et sans précipitation. Si on ne prend pas Micha lui-même, il y a de bonnes chances pour qu'on chope quelqu'un de sa bande ou l'une de ses filles. Mais pour une opération de cette envergure, il faut cinq cents hommes, pas moins. Et qu'ils ignorent jusqu'à la dernière seconde le but poursuivi. Ce dernier point est capital. "