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Voilà donc pourquoi Eraste Pétrovitch courait depuis le matin à travers la ville plongée dans l'affliction, allant et venant entre le boulevard de Tver et les Portes Rouges, à la recherche des chefs le plus hauts placés qui soient. Et le temps précieux filait, filait à toute vitesse ! Avec une somme aussi fabuleuse en poche, Micha avait peut-être déjà eu le temps de décamper pour la joyeuse ville d'Odessa, pour Rostov ou Varsovie. L'Empire était grand, il n'y manquait pas d'endroits où faire la fête pour un homme au portefeuille bien garni. Depuis l'avant-veille, Micha était à la tête d'une somme dont il n'avait jamais osé rêver. Raisonnablement, il lui aurait fallu attendre un peu, rester tranquillement dans son coin, voir s'il y aurait ou non du remue-ménage. Micha était assez rusé et expérimenté pour savoir tout ça par cour. Seulement, une somme pareille, ça brûle les doigts. Il n'attendrait pas longtemps, il allait disparaître, couper les ponts. Si ce n'était déjà fait. Ah ces funérailles, on peut dire qu'elles tombaient mal...

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Une seule fois, au moment où Cyril Alexandro-vitch s'approcha du cercueil tandis qu'un silence respectueux se faisait dans l'église, Fandorine parvint à accrocher le regard du général gouverneur. Il se mit à hocher désespérément la tête pour attirer sur lui l'attention de Son Excellence, mais le prince répondit par un mouvement de tête à ce qu'il avait pris pour un salut, poussa un profond soupir et se plongea avec componction dans la contemplation du lustre étincelant de mille bougies. Le manège de l'assesseur de collège fut en revanche remarqué par Son Altesse le duc de Lich-tenbourg qui paraissait un peu gêné au milieu de tous ces ors byzantins, ne se signait pas comme tout le monde, mais de gauche à droite, et qui, plus généralement, n'avait pas l'air dans son assiette. Soulevant légèrement un sourcil, Evguéni Maximi-lianovitch arrêta son regard sur le jeune fonctionnaire puis, après une courte réflexion, toucha du doigt l'épaule de Khourtinski dont on apercevait la nuque gominée au-dessus de l'épaulette du gouverneur. Piotr Parménytch se révéla plus réceptif que son supérieur : il comprit en un instant qu'il s'était passé quelque chose d'exceptionnel et, du menton, désigna à Fandorine l'une des sorties latérales.

Eraste Pétrovitch recommença à louvoyer au milieu de la foule compacte. Cette fois, il allait cependant dans une direction différente et se glissait de biais et non plus vers le centre, ce qui facilitait son déplacement. Et durant tout le temps de son trajet, au milieu des gens qui priaient et s'affligeaient, les voûtes de l'église résonnaient de la voix profonde et mâle du grand-duc, auquel chacun prêtait une attention particulière. Et ce n'était pas seulement parce que Cyril Alexandrovitch était le frère préféré

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du souverain. Beaucoup de ceux qui assistaient à l'office savaient parfaitement que ce beau général à la taille imposante, dont le visage avait un petit quelque chose de l'épervier ou du vautour, ne se contentait pas de commander la garde, mais était en quelque sorte le véritable maître de l'Empire. Il avait en effet la haute main à la fois sur le ministère de la Guerre et sur le Département de la police et, plus fondamental encore, sur le Corps des gendarmes. L'essentiel était cependant que le tsar, d'après ce qu'on disait, ne prenait jamais une décision de quelque importance sans en avoir préalablement discuté avec son frère. Tout en se frayant un chemin vers la sortie, Eraste Pétrovitch prêtait l'oreille au discours du grand-duc et se disait que la nature avait joué un bien mauvais tour à la Russie : si l'un des deux frères était né deux ans avant, et l'autre deux ans après, le souverain de toutes les Russies aurait été non pas le lent, mou et taciturne Alexandre, mais Cyril, homme intelligent, clairvoyant et déterminé. Ah, que de changements aurait pu connaître la Russie somnolente ! Quelle place de premier plan aurait pu prendre l'Empire dans l'arène mondiale ! Mais il ne servait à rien d'incriminer la nature, et s'il fallait en vouloir à quelqu'un, c'était au Destin. Or le Destin ne réalise jamais rien sans une raison supérieure, et si le sort de la Russie n'était pas de connaître un nouvel éveil sous la houlette d'un nouveau Pierre le Grand, c'était donc que la chose n'était pas conforme aux voux du Seigneur. Celui-ci préparait pour la troisième Rome un autre destin dont nul n'avait encore connaissance. Pourvu seulement que ce destin soit heureux et rempli de lumière ! A cette pensée, Fandorine se signa, ce qu'il faisait extrêmement rarement. Son

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geste cependant n'attira l'attention de personne, car tous autour de lui faisaient des signes de croix sans fin. Peut-être songeaient-ils à la même chose ?

Cyril parlait bien, dans un style dense, noble, sans phrases toutes faites :

-... Nombreux sont ceux qui se lamentent de voir que ce héros valeureux, l'espoir de la terre russe, nous a quittés d'une manière si subite et, pourquoi le cacher, si absurde. Celui que nous appelions Achille pour cette chance légendaire au combat qui l'avait tant de fois arraché à un péril certain, n'est pas tombé sur un champ de bataille, il a connu une mort paisible, une mort de civil. Mais en est-il réellement ainsi ? (Sa voix se mit à tinter tel du bronze antique.) Le cour de Sobolev a cessé de battre parce qu'il avait été éprouvé par des années passées au service de la patrie, affaibli par les nombreuses blessures reçues en combattant nos ennemis. Ce n'est pas Achille qu'il eût fallu l'appeler. Oh, non ! Protégé par les eaux du Styx, Achille était invulnérable aux flèches et aux glaives, et jusqu'au dernier jour de sa vie, il ne versa pas une seule goutte de son sang. Mikhaïl Dmitriévitch, lui, portait sur son corps la trace de quatorze blessures, dont chacune avait subrepticement hâté l'heure de sa mort. Non, ce n'est pas avec Achille le chanceux qu'il fallait comparer Sobolev, mais bien plutôt avec le noble Hector, simple mortel qui avait pour habitude de risquer sa vie à égalité avec ses soldats !

Eraste Pétrovitch n'entendit pas la fin de ce discours empreint d'émotion, car c'est à ce moment précis qu'il atteignit enfin la fameuse porte où l'attendait déjà le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur.

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- Alors, qu'est-il arrivé ? demanda le conseiller aulique, plissant son front haut et pâle et entraînant Fandorine à l'écart pour éviter les oreilles indiscrètes.

Eraste Pétrovitch exposa la situation avec la concision et la précision mathématique qui le caractérisaient et termina par ces mots :

- Il convient donc d'organiser une rafle massive sans tarder et, en tout cas, pas plus tard que cette nuit. Et de six.

Khourtinski écoutait avec la plus grande attention. Par deux fois, il avait poussé une exclamation horrifiée et, vers la fin de l'exposé, il avait dû desserrer son col de chemise.

- Je suis atterré par ce que vous me racontez, Eraste Pétrovitch, tout simplement atterré ! finit-il par dire. Le scandale est pis encore qu'une affaire d'espionnage. Si le héros de Plevna a été assassiné pour une méprisable affaire de gros sous, c'est une honte à l'échelle du monde entier. Quoique un million ne soit pas une somme si méprisable... (En proie à ses réflexions, Piotr Parménytch fit craquer ses doigts.) Seigneur, que faire, comment procéder?... S'adresser à Vladimir Andréiévitch serait absurde, il n'a pas l'esprit à ça pour le moment. Karatchentsev, lui non plus, ne serait d'aucune aide : il n'a pas actuellement un seul homme disponible. On doit s'attendre ce soir à une effervescence généralisée à l'occasion du triste événement, sans compter que de nombreuses personnalités se sont déplacées et qu'il faut protéger tout ce joli monde des terroristes et autres poseurs de bombes. Non, cher monsieur, il est absolument impossible d'organiser une rafle aujourd'hui, n'y songez même pas.

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- Mais nous allons le laisser filer ! s'écria Fan-dorine, gémissant presque. Il va disparaître !