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- Dis-moi, vieil homme, tu viens de la part de Fandorine ? Il est arrivé quelque chose ?

L'infirme se redressa, et se révéla d'une demi-tête plus grand que le policier en retraite.

- Si vous-même ne m'avez pas reconnu, Ksavéri Féofilaktovitch, c'est que mon d-déguisement est réussi, dit-il avec la voix d'Eraste Pétrovitch.

Grouchine s'extasia :

- Personne ne risque de vous reconnaître ! Bravo, c'est remarquable ! Sans votre serviteur, je ne me serais douté de rien. Mais ce n'est pas fatigant de se déplacer comme ça, tout tordu ?

- Non, ça va, dit Fandorine avec un geste résigné. Surmonter les difficultés fait partie des plaisirs de l'existence !

- Je suis prêt à en débattre avec vous, dit Grouchine en faisant entrer ses visiteurs. Pas tout de suite, bien sûr, mais un jour prochain, autour du samovar. Pour l'heure, si je comprends bien, vous partez en expédition ?

- C'est cela même. Je me propose d'aller faire un petit tour à la Khitrovka et de visiter une

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certaine t-taverne qui porte le nom romantique de Bagne. Micha le Petit y aurait, dit-on, son quartier général.

- Qui dit cela ?

- Piotr Parménytch Khourtinski, le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur. Ksavéri Féofilaktovitch leva les bras au ciel.

- Celui-là connaît beaucoup de choses, c'est vrai. Il a des yeux et des oreilles partout ! Donc, comme ça, vous avez l'intention d'aller au Bagne ?

- Exact. Mais avant, racontez-moi ce qu'est exactement cette taverne, quelles en sont les habitudes et, surtout, comment s'y rendre, demanda Fandorine.

- Asseyez-vous, mon ami. Non, pas dans ce fauteuil, plutôt là, sur ce banc, sinon votre tenue... (Ksavéri Féofilaktovitch s'assit à son tour et bourra sa pipe.) Bien, prenons dans l'ordre. Première question : qu'est-ce que cette taverne ? Ma réponse : la propriété de monsieur Eropkine, conseiller d'Etat actuel.

- Comment cela ? s'étonna Eraste Pétrovitch. Moi qui croyais que c'était un bouge, un c-cloaque grouillant de voleurs !

- Et vous ne vous trompiez pas. Mais la maison n'en appartient pas moins à Son Excellence, qui en tire chaque année un coquet bénéfice. Le général lui-même n'y met évidemment jamais les pieds, il se contente de louer la maison. Eropkine possède beaucoup d'établissements de ce genre à travers Moscou. Comme vous le savez, l'argent n'a pas d'odeur. A l'étage, il y a des chambres avec des filles bon marché qu'on peut se payer pour cinquante kopecks, et en sous-sol se trouve la taverne. Mais la valeur principale de la maison tient à autre

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chose. A cet emplacement, à l'époque d'Ivan le Terrible, se trouvait une prison souterraine avec salle de torture. La prison a été rasée depuis longtemps, mais le labyrinthe souterrain a subsisté. De plus, en trois cents ans, bien d'autres passages ont été creusés, au point que le diable lui-même ne s'y retrouverait pas. C'est pourquoi on peut toujours courir pour y dénicher Micha le Petit. A présent, votre seconde question : quelles sont les habitudes de la maison ? (Ksavéri Féofilaktovitch émit un clappement satisfait. Il y avait bien longtemps qu'il ne s'était pas senti aussi bien. Et même son mal de tête était passé.) Ces habitudes sont terribles. Dignes des pires brigands. Ni la police ni la loi ne pénètrent au Bagne. A la Khitrovka, seules deux races d'individus survivent : ceux qui se soumettent aux forts, et ceux qui écrasent les faibles. Il n'y a pas d'intermédiaire. Et pour eux, Le Bagne, c'est comme leur grand monde : des masses d'argent y circulent, les marchandises volées trouvent à s'y échanger, et tous les truands un tant soit peu importants y passent de temps à autre. Khourtinski a raison, c'est à partir du Bagne qu'on peut mettre la main sur Micha le Petit. Mais comment s'y prendre ? Là est toute la question. On ne peut pas s'y précipiter comme ça !

- La troisième question ne p-portait pas là-dessus, fit remarquer poliment mais fermement Fandorine. Je vous demandais où se trouvait Le Bagne.

- Eh bien, cela, je ne vous le dirai pas. Ksavéri Féofilaktovitch sourit et se laissa aller contre le dossier de son fauteuil.

- Et pourquoi ?

- Parce que je vous y conduirai moi-même. Et ne discutez pas, je ne veux rien entendre. (Remarquant un geste de protestation de son interlocuteur,

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le policier fit mine de se boucher les oreilles.) Premièrement, sans moi vous n'avez aucune chance de le trouver. Deuxièmement, si vous le trouvez, vous ne pourrez pas y pénétrer. Et si vous y pénétrez, vous n'en ressortirez pas vivant.

Voyant que ses arguments n'avaient aucun effet sur Eraste Pétrovitch, Grouchine essaya de l'apitoyer :

- Allons, mon bon ami, ne me laissez pas tomber ! En souvenir du passé ! Ayez pitié du pauvre vieux, faites-lui plaisir, il se dessèche à force de rester inactif. Ce serait si bien de faire cette petite escapade ensemble !

- Cher Ksavéri Féofilaktovitch, dit patiemment Fandorine comme s'il s'adressait à un petit enfant. Réfléchissez un instant, vous savez bien qu'à la Khitrovka le moindre chien se souvient de vous !

Grouchine sourit malicieusement :

- Ça, ce ne sont pas vos oignons. Vous croyez peut-être être le seul à connaître l'art du déguisement ?

Et s'engagea une longue et épuisante discussion.

Quand ils arrivèrent aux abords de la maison d'Eropkine, il faisait déjà sombre. Fandorine n'avait jamais eu l'occasion de se trouver dans la tristement célèbre Khitrovka après la tombée de la nuit. L'endroit était sinistre, une sorte de royaume souterrain, peuplé non pas d'individus vivants, mais d'ombres. Pas un seul réverbère pour éclairer les rues tortueuses, de piteuses maisonnettes penchant tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, une odeur pestilentielle montant des tas d'ordures. Ici, on ne marchait pas, on glissait, on se faufilait, on clopinait le long des murs. Par moments, une

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silhouette grise émergeait d'un porche ou d'une porte dérobée, jetait des regards furtifs ici et là, traversait la rue à la hâte, puis disparaissait de nouveau dans quelque interstice. Un pays de rats, se dit Eraste Pétrovitch en boitillant, appuyé sur ses courtes béquilles. A ceci près que les rats ne chantent pas avec des voix avinées, ne s'égosillent pas, ne jurent pas, ne braillent pas et ne grommellent pas d'obscures menaces dans le dos des passants.

- Le voilà, votre Bagne, dit Grouchine en désignant un petit bâtiment sombre à un étage dont les fenêtres étroites ne laissaient filtrer qu'une lumière lugubre. (Et, se signant, il ajouta :) Que Dieu nous aide à mener à bien notre affaire et à ressortir sur nos deux pieds !

Ils entrèrent comme ils en étaient convenus : Ksavéri Féofilaktovitch et Massa d'abord, Fandorine un peu après. Telle avait été la condition posée par l'assesseur de collège. " Ne vous inquiétez pas si mon Japonais ne parle pas le russe, avait expliqué Eraste Pétrovitch. Il s'est trouvé dans toutes sortes de mauvais coups et sent le danger d'instinct. Il a d'ailleurs dans le temps fait p-partie des yaku-sas, des bandits japonais. Il réagit avec la vitesse de l'éclair et manie son couteau aussi habilement que Pirogov son scalpel. Avec Massa, vous n'avez pas à vous soucier de ce qui se passe dans votre dos. Mais si on fait irruption à trois, ce sera suspect, ça ferait tout de suite d-descente de police. "

Bref, il l'avait convaincu.

A l'intérieur du Bagne, il faisait sombre. La population du coin n'aimait visiblement pas la lumière vive. L'éclairage se limitait à une lampe à pétrole sur le comptoir - pour recompter l'argent - et à une grosse bougie de suif sur chacune des tables en

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vulgaires planches. Dès qu'une flamme vacillait, les voûtes basses s'animaient d'ombres monstrueuses. Mais la pénombre ne constitue pas un obstacle pour un oil entraîné. Il suffit d'attendre un peu et de regarder avec attention pour voir ce que l'on a besoin de voir. Là, dans un coin, par exemple, à une table abondamment servie et même recouverte d'une nappe, se tenait en silence un petit groupe d'" actifs ". Ils buvaient modérément, mangeaient moins encore, et n'échangeaient entre eux que des phrases courtes, incompréhensibles pour quiconque n'était pas de leur monde. Ils attendaient visiblement quelque chose : soit ils s'apprêtaient à partir sur un coup, soit ils avaient une conversation sérieuse en perspective. Pour le reste, c'était un public de gens sans intérêt : du menu fretin. Quelques filles, des loqueteux ayant définitivement sombré dans l'ivrognerie et, bien sûr, des pickpockets et autres gibiers de potence qui, eux, étaient sans doute des habitués de la maison. Selon la coutume, ces derniers étaient justement en train de répartir le butin de la journée en s'empoignant, en examinant dans les moindres détails ce que chacun avait ramené et ce qu'on pouvait en tirer. Ils avaient déjà jeté un des leurs sous la table et le bourraient sauvagement de coups de pied. Le malheureux hurlait et essayait de se relever, mais les autres le repoussaient en répétant : " Ça t'apprendra ! Ça t'apprendra à vouloir rouler les tiens ! "