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le tenancier, tout en se livrant à un calcul fébrile : aurait-il assez de balles pour tous et que ferait-il après ? Un médecin, il fallait un médecin ! Encore que les coups avaient été portés avec une telle violence qu'un médecin ne serait sans doute d'aucune aide... Il embrassa la salle du regard. A l'arrière, le mur; sur les flancs, l'ordre semblait également régner : l'aveugle n'avait pas bougé de sa chaise et se contentait de tourner la tête de tous côtés en écarquillant ses horribles prunelles blanchâtres ; le coup de feu avait réveillé la fille, qui leva la tête, découvrant un minois plutôt joli, mais ravagé par l'alcool. Yeux noirs et brillants - une Tsigane de toute évidence.

- Ma première balle est pour toi, salaud ! hurla Fandorine au Tatar. Je n'attendrai pas que tu sois jugé, je vais sur-le-champ te...

Il n'acheva pas, car, sans bruit, telle une chatte, la Tsigane se leva et lui asséna un coup de bouteille sur la nuque. Chose qu'Eraste Pétrovitch ne vit pas. Pour lui, d'une manière subite et sans qu'il sache pourquoi, ce fut simplement le noir.

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Eraste Pétrovitch ne revint à lui que progressivement, chacun de ses sens renaissant l'un après l'autre. L'odorat fut le premier à se remettre en marche. Cela sentait le moisi, la poudre, la poussière. Puis son toucher reprit vie : sa joue reconnut une surface de bois rugueuse, ses poignets le brûlaient. Il avait dans la bouche un goût salé, sans doute du sang. Les derniers à lui revenir furent l'ouïe et la vue, et, avec eux, enfin, ses facultés mentales.

Fandorine comprit qu'il gisait face contre terre, mains attachées dans le dos. Entrouvrant un oil, l'assesseur de collège découvrit un plancher couvert de crachats, un gros cafard roux qui s'enfuyait et plusieurs paires de bottes. L'une d'entre elles, élégante, en box, avec, au bout, de petites ferrures en argent, était toute petite, comme celle d'un enfant de douze ou treize ans. Un peu plus loin, derrière les bottes, Eraste Pétrovitch vit quelque chose qui d'un coup lui rendit la mémoire : l'oil mort de Ksavéri Féofilaktovitch fixé sur lui. Le policier était, lui aussi, étendu sur le sol et son visage exprimait le mécontentement, voire la colère, comme s'il avait voulu dire : " Eh bien, pour un fiasco, c'est un fiasco ! " A ses côtés, on

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apercevait la nuque brune de Massa, tout ensanglantée. Eraste Pétrovitch serra de toutes ses forces ses paupières. Il avait envie de retourner dans le noir, de ne plus rien voir ni entendre, mais des voix perçantes qui résonnaient douloureusement dans sa tête l'en empêchèrent.

- ... Faut dire ce qui est, notre Abdoul, c'est un cerveau ! disait l'une de ces voix, exaltée et teintée d'un nasillement de syphilitique. Quand le fripier a parlé de ses affaires, je me suis dit que ce n'était pas lui, mais Abdoul te lui a envoyé un de ces coups avec son poids !

D'une voix tramante, avec cette façon d'avaler la fin des mots propre aux Tatars, quelqu'un répondit :

- Comment ça, pas lui, pauvre crétin ! Il avait bien été dit qu'il fallait cogner celui qui viendrait accompagné d'un Chinois aux yeux bridés !

- Mais c'était pas un Chinois, c'était un Kirghize !

- Kirghize toi-même ! Comme si y en avait beaucoup, à la Khitrovka, des bridés ! Et si je m'étais trompé, c'était pas un drame. On le balançait à la flotte, et le tour était joué.

- Et Fiska, vous avez vu ? dit une troisième voix, obséquieuse mais avec une pointe d'hystérie. Sans elle, le petit vieux nous butait tous. Et toi, Micha, qui disais qu'ils allaient être deux, hein, Micha ? Mais tu vois, Micha, ils étaient trois. Et t'as vu, comme il lui a troué le bide au Quignon. Il est en train de passer, le Quignon, Micha. Il lui a cramé les tripes avec sa balle !

En entendant le nom de Micha, Fandorine abandonna définitivement l'idée de replonger dans le noir. Sa nuque lui faisait mal, mais il chassa la douleur, la repoussa dans le vide, dans ce grand

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trou noir d'où il venait d'émerger. Il avait mieux à faire que penser à sa souffrance.

- Toi, Fiska, il te faudrait une bonne raclée pour que t'arrêtes de boire, fit une voix de fausset, d'un ton mou et sans conviction. Mais pour un coup pareil, je te pardonne. Tu l'as pas loupé, le

flicard !

Deux bottines vermeilles en maroquin vinrent se placer en face des bottes de cuir luisant :

- Tu peux me filer une raclée, mon petit Micha, modula une voix féminine, chantante et légèrement éraillée. Mais ne me chasse pas. Ça fait trois jours que je t'ai pas vu, mon loup. Je suis toute triste... Viens me retrouver cette nuit, je te ferai plein de caresses.

- Pour les caresses, on verra après. (Les bottes élégantes firent un pas pour se rapprocher de Fan-dorine.) En attendant, voyons qui est cet oiseau qu'est venu nous rendre visite. Retourne-le, Choukha ! Tiens, y commence à ouvrir un oil.

Et Eraste Pétrovitch se retrouva sur le dos.

Voilà donc à quoi ressemblait le fameux Micha. Par sa taille, il dépassait à peine l'épaule de la Tsigane, et à côté des " actifs ", il faisait carrément figure de demi-portion. Son visage était fin, parcouru de tics, avec un frémissement constant au coin de la bouche. Les yeux étaient déplaisants, comme si ce n'était pas un homme, mais un poisson qui vous regardait. Mais, globalement, on pouvait dire que c'était un bel homme. Soigneusement partagés en deux par une raie bien droite, ses cheveux frisaient légèrement aux pointes. Détail désagréable : sa fine moustache noire était en tous points identique à celle d'Eraste Pétrovitch, avec les pointes effilées de la même façon. Fandorine se

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jura immédiatement de ne plus utiliser de fixateur pour ses moustaches. Puis aussitôt, il se dit qu'il y avait de bonnes chances pour qu'il n'ait plus jamais l'occasion de le faire.

Dans une main, le roi des bandits tenait son Herstal, dans l'autre, le stylet que Fandorine portait toujours à son mollet. Il avait donc été fouillé.

- Alors, t'es qui, toi ? demanda Micha le Petit entre ses dents. (Vu d'en dessous, il n'avait pas l'air petit du tout ; au contraire, on aurait dit Gulliver.) De quel commissariat tu viens ? De celui de la rue Miasnitskaïa, hein ? Ça doit être ça. Tous les vampires insatiables qui me persécutent se sont concentrés là-bas !

Premièrement, Eraste Pétrovitch fut étonné d'apprendre que Mitia était persécuté par des " vampires ". Deuxièmement, il retint pour l'avenir que le commissariat de la rue Miasnitskaïa ne pratiquait pas les pots-de-vin. L'information était précieuse. Si toutefois l'occasion lui était un jour donnée d'en faire usage.

Mais Micha lui posa soudain une question quelque peu surprenante :

- Pourquoi vous êtes venus à trois ? Ou alors t'es tout seul, et les deux autres sont venus de leur côté?

Fandorine fut tenté d'approuver d'un signe de tête, mais décida qu'il était plus juste de se taire. Et de voir comment les choses allaient tourner.

Et ce qui suivit fut bien désagréable. Prenant un court élan, Micha frappa l'homme à terre d'un coup de pied à l'aine. Mais, ayant vu venir l'attaque, Eraste Pétrovitch eut le temps de s'y préparer. Il s'imagina sautant à pieds joints dans un trou de

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glace. Et la brûlure de l'eau fut si forte qu'en comparaison le coup de botte ferrée lui parut une aimable plaisanterie. Il n'émit même pas un son.

- Il est coriace, le vieux, s'étonna Micha. J'ai l'impression qu'il va nous donner du fil à retordre. Mais peu importe, finalement c'est plus intéressant, en plus on a tout notre temps. En attendant, les gars, balancez-le dans la cave. On va commencer par manger un morceau, ensuite on pourra s'en donner à cour joie. Pour ma part, je vais m'en payer, je vais me déchaîner comme jamais, et après, Fiska saura bien me calmer !

Et tandis qu'un gloussement de femme se faisait entendre, on prit l'assesseur de collège par les pieds et on le tira jusque derrière le comptoir puis le long d'un couloir sombre. La porte de la cave grinça, et, la seconde suivante, Eraste Pétrovitch fut précipité dans l'obscurité la plus totale. Il essaya tant bien que mal de se rouler en boule durant la chute, mais se fit tout de même mal à la hanche et à l'épaule.