- Tiens, attrape tes cannes, bancroche ! fit une voix rieuse venant d'en haut. Tu trouveras peut-être un rat à apitoyer !
L'une après l'autre, les petites béquilles tombèrent sur Fandorine. En haut, le carré de lumière glauque disparut dans un claquement, et Eraste Pétrovitch ferma les yeux. De toute façon, il n'aurait rien pu voir.
En tordant les mains, il réussit à tâter avec ses doigts les liens qui entouraient ses poignets : une ficelle ordinaire, autant dire pas grand-chose. Il suffisait d'une surface un peu dure, si possible avec un angle aigu, et d'une bonne dose de patience. Et cette chose, là, c'était quoi ? Tiens, une échelle,
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c'était à elle qu'il venait de se cogner. Fandorine se plaça de dos par rapport à l'échelle et, dans un mouvement rapide et rythmé, il commença à frotter ses liens contre un des montants de bois. Il estimait en avoir pour une trentaine de minutes.
Il entreprit également de compter jusqu'à mille huit cents - pas pour tuer le temps, mais pour éviter de penser à des choses horribles. Ce subterfuge n'empêcha malheureusement pas les pensées noires de pénétrer telles des aiguilles dans le pauvre cour de l'assesseur de collège.
Vous avez fait du joli, monsieur Fandorine ! Vous êtes inexcusable, et, pour votre faute, il n'y aura jamais de pardon.
Comment avait-il pu entraîner son vieux maître dans cette cage aux fauves ! Le bon et généreux Ksavéri Féofilaktovitch s'était fié à son jeune ami, il avait été heureux de rendre encore une fois service à sa patrie, et voilà comment les choses s'étaient terminées. Le destin et le mauvais sort n'y étaient pour rien, la faute en revenait à l'imprudence et à l'incompétence de celui en qui le commissaire à la retraite avait confiance comme en lui-même. Les chacals de la Khitrovka attendaient Fandorine, c'était évident. Ou, plus exactement, ils attendaient un homme accompagné d'un " Chinois ". Et Fandorine, détective incapable, avait conduit deux personnes qui lui étaient chères à une mort certaine. Grouchine l'avait pourtant mis en garde, il lui avait bien dit que Micha le Petit avait toute la police à sa solde. L'antipathique Khourtinski avait dû toucher deux mots de son expédition à l'un de ses hommes, qui s'était empressé d'envoyer un message à la Khitrovka. Simple comme bonjour. Plus tard, bien sûr, on
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finirait par identifier ce Judas de la Section spéciale, mais cela ne ramènerait à la vie ni Massa ni Grouchine. Impardonnable erreur ! Non, pas erreur, crime !
Gémissant sous l'effet d'une souffrance morale intolérable, Eraste Pétrovitch accéléra le rythme de ses mouvements, et la ficelle se désagrégea plus rapidement que prévu, relâchant son étreinte. Mais l'assesseur de collège n'eut même pas le cour de s'en réjouir. Portant ses mains libérées à son visage, il fondit en larmes. Ah, Massa, Massa...
Quatre ans auparavant, à Yokohama, alors qu'il était second secrétaire de l'ambassade de Russie, Fandorine avait sauvé la vie à un petit gars membre des yakusas. A dater de ce jour, Massakhiro était devenu pour lui un ami sûr, ou disons plutôt son seul ami, et c'est plus d'une fois qu'il avait sauvé la vie au jeune diplomate assoiffé d'aventures, en continuant malgré tout à se considérer comme à jamais son débiteur. Au nom de quoi, monsieur Fandorine, avez-vous entraîné un brave Japonais à mille lieues de chez lui pour le plonger dans un monde totalement étranger ? Pour qu'il périsse, bêtement et par votre faute, victime d'un coup porté en traître par un assassin sans scrupule !
Eraste Pétrovitch était en proie à une amertume indicible, et s'il ne se fracassa pas le crâne contre les parois gluantes de la cave, ce n'est qu'en prévision de sa vengeance. Oh, comme le châtiment serait cruel et impitoyable ! En tant que chrétien, Ksavéri Féofilaktovitch n'en aurait peut-être rien à faire, mais l'âme japonaise de Massa qui se préparait à sa prochaine naissance s'en réjouirait sans doute.
Fandorine ne craignait plus pour sa propre vie. Micha le Petit avait eu une excellente occasion d'en
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finir avec lui là-haut, quand il s'était retrouvé par terre, étourdi, ligoté et désarmé. Maintenant, Votre Altesse, prince des bandits, je vous prie de m'excuser ! Comme disent les joueurs, la main passe.
L'ex-bossu avait encore autour du cou sa croix de cuivre au bout de sa chaîne, ainsi que son étrange instrument de pénitence en forme d'étoiles. En plus, en lui renvoyant ses béquilles, ces andouilles lui avaient fait un cadeau royal. Ce qui signifiait qu'Eraste Pétrovitch disposait d'un arsenal japonais complet.
Il retira de son cou son instrument de pénitence et sépara les étoiles. Il en tâta les bords : coupants comme des rasoirs. Ces étoiles s'appelaient des shu-riken, et l'art de les lancer sans jamais manquer sa cible faisait partie du premier degré de préparation du ninja. En outre, dans les cas les plus sérieux, on enduisait de poison l'extrémité des branches, mais Fandorine avait jugé cette précaution superflue. Il lui restait à présent à rassembler son nunchaku, arme ô combien plus terrible que n'importe quel sabre.
Il enleva également sa croix et sa chaîne. Il mit la croix de côté et accrocha chacune de ses cannes à une extrémité de la chaîne. Les deux bâtons de bois portaient en effet à cette intention de petits crochets. Son nunchaku ainsi rassemblé, sans prendre la peine de se lever, le jeune homme dessina au-dessus de sa tête un huit rapide comme l'éclair qui lui donna entière satisfaction. Le repas était servi, il ne manquait plus que les invités.
Après avoir gravi à tâtons les marches de l'échelle, il essaya de soulever la trappe avec sa tête, mais celle-ci était verrouillée de l'extérieur. Eh bien, il attendrait. Après tout, ce n'est pas l'avoine qui va aux chevaux !
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Il redescendit d'un bond, se mit à quatre pattes et tâtonna par terre. Bientôt sa main rencontra un vieux sac en toile à moitié pourri qui dégageait une odeur insupportable. Tant pis, ce n'était pas le moment de faire le délicat.
Eraste Pétrovitch posa la tête sur cet oreiller improvisé. Un profond silence régnait, troublé uniquement par un va-et-vient furtif : sans doute des souris, ou peut-être même des rats. Oh, vivement qu'ils viennent, se dit Fandorine et, sans même s'en apercevoir, il plongea dans le sommeil. Il est vrai qu'il n'avait pas dormi du tout la nuit précédente.
Il se réveilla au grincement de la trappe et se souvint immédiatement de l'endroit où il se trouvait et des raisons pour lesquelles il y était. La seule chose qu'il ignorait, c'était combien de temps il avait dormi.
Vêtu d'un manteau de paysan, plissé à la taille, et chaussé de bottes en cuir épais, un homme descendait l'escalier d'un pas lourd. Il tenait une bougie à la main. Eraste Pétrovitch reconnut l'un des " actifs " de Micha. Juste derrière lui, la trappe livra passage aux célèbres bottes en box à ferrures d'argent.
En tout, les invités étaient cinq : Micha le Petit lui-même et quatre des hommes vus un peu plus tôt. Pour que la fête fût complète, il manquait Abdoul, ce qui attrista Fandorine, qui alla même jusqu'à soupirer.
- T'as raison de soupirer, sale flicard, lança Micha avec un rictus découvrant une rangée de dents nacrées. Je m'en vais de ce pas te faire gueuler si fort que même les rats vont se planquer dans les trous. Tiens, t'as fait ami-ami avec une charo-
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gne ? Et t'as pas tort ! Tu seras bientôt dans le même état que lui.
Fandorine regarda le sac qui lui servait d'oreiller et s'assit, horrifié. Au sol, un vieux cadavre décomposé le considérait de ses orbites profondément enfoncées. Les " actifs " partirent d'un rire énorme. A part Micha le Petit, chacun avait à la main une bougie, et l'un d'eux tenait également une sorte de pince ou des tenailles.
- Eh ben quoi, y te plaît pas ? persifla le nabot. On a chope cet espion minable l'automne dernier. Lui aussi y venait de la rue Miasnitskaïa. Tu le remets, non ? (Nouveau rire bruyant, tandis que la voix de Micha se faisait tendre, onctueuse.) Il a souffert longtemps, le pauvre type. Quand on a commencé à lui retirer les tripes du ventre, il s'est souvenu de sa mère et de son père.