- Ici, dans une cachette.
Eraste Pétrovitch posa son nunchaku - il n'en aurait plus besoin -, ramassa son Herstal et, d'un geste brusque, remit Micha sur ses pieds.
- Viens, tu vas me montrer ça !
Pendant que le Petit grimpait 3 'échelle, d'en dessous Fandorine lui tapait le postérieur avec le canon de son revolver tout en continuant à lui poser des questions :
- Qui t'a mis au courant pour le Chinois ?
- Ben, lui, Piotr Parménytch. (Micha se retourna et leva ses petits bras courts.) Moi, qu'est-ce que je suis, pour finir ? Son esclave, rien d'autre. Il est mon bienfaiteur, mon protecteur. Mais il est drôlement exigeant, y me prend presque la moitié de ce que je ramasse.
Eraste Pétrovitch eut un grincement de dents. Bravo ! Mille fois bravo ! Ainsi le responsable de la Section spéciale, le bras droit du général gouverneur, était le chef et le protecteur du Moscou criminel. On comprenait à présent les raisons pour lesquelles personne ne pouvait mettre la main sur cet avorton de Micha et pourquoi celui-ci avait réussi à prendre un tel pouvoir dans la Khitrovka. Eh bien, bravo, mon cher Khourtinski ! Vive le conseiller aulique !
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Ils prirent un couloir sombre et suivirent un dédale de petits passages étroits et malodorants. Ils tournèrent deux fois à gauche, une fois à droite. Micha s'arrêta devant une porte basse que l'on ne remarquait pas de prime abord et à laquelle il frappa d'une manière complexe et convenue. Ce fut Fiska qui ouvrit. Vêtue en tout et pour tout d'une chemise, cheveux défaits, visage aviné, barbouillé de sommeil. L'arrivée des deux hommes ne l'étonna pas le moins du monde, et Fandorine n'eut même pas droit à un regard. Elle regagna son lit en traînant ses pieds sur le sol en terre battue, se laissa lourdement tomber sur sa couche et, aussitôt, fit entendre une respiration bruyante. Dans un coin de la pièce, Fandorine remarqua un élégant trumeau, emprunté de toute évidence au boudoir d'une femme du monde. Sur le trumeau, une lampe à huile brûlait en dégageant de la fumée.
- C'est chez elle que je cache tout, annonça Micha le Petit. Elle est bête, mais sûre. ^ D'une main ferme, Eraste Pétrovitch attrapa l'avorton par son cou fluet, le tira vers lui, et fixant ses yeux ronds de poisson, il lui demanda en détachant chaque syllabe :
- Et qu'est-ce que tu as fait au général Sobolev ?
- Rien, répondit Micha en faisant trois rapides signes de croix. Que je sois pendu si je mens ! Je sais rien de rien du général. Piotr Parménytch m'a demandé de prendre la serviette dans le coffre et de faire le travail proprement. Y m'a dit aussi que personne risquait de venir et qu'on s'apercevrait pas que la serviette avait disparu. J'ai fait le boulot, c'était pas compliqué. Y m'a aussi dit que, quand les choses se seraient tassées, on se partagerait le fric et qu'y me ferait quitter Moscou avec des papiers
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neufs. Mais que si je tentais quèque chose, y saurait me retrouver même sous terre. Et ça, y le ferait, Piotr Parménytch, on peut compter sur lui ! Micha enleva du mur un petit tapis représentant Stenka Razine et sa princesse, ouvrit une porte et se mit à chercher à tâtons. Fandorine, lui, restait comme paralysé, couvert soudain d'une sueur froide et essayant de comprendre dans toute son ampleur la signification monstrueuse de ce qu'il venait d'entendre.
Personne ne risquait de venir et on ne s'apercevrait pas de la disparition de la serviette... Voilà ce qu'avait dit Khourtinski à son homme de main. Le conseiller aulique savait donc que Sobolev ne reviendrait pas vivant au Dusseaux !
Eraste Pétrovitch avait cependant sous-estime le maître de la Khitrovka. Micha n'était pas un naïf ni le pitoyable pleurnichard qu'il avait fait mine d'être. Tournant la tête, il vit que le policier, comme prévu abasourdi par ses révélations, avait baissé sa garde. Vif comme l'éclair, le malfrat fit volte-face. Eraste Pétrovitch vit le canon d'une arme braqué sur lui et eut juste le temps de le frapper par en dessous. L'arme cracha une flamme dans un bruit de tonnerre, et Fandorine sentit un souffle chaud lui caresser le visage. De la poussière tomba du plafond. Le doigt de l'assesseur de collège se posa machinalement sur la détente, et, sa sécurité étant débloquée, le Herstal tira docilement. Micha le Petit porta ses mains à son ventre et s'affaissa en gémissant faiblement. Se rappelant le coup de la bouteille, Eraste Pétrovitch se tourna vers Fiska. Mais en réponse à tout ce fracas, celle-ci n'avait même pas levé la tête, se contentant de la couvrir avec son oreiller.
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Fandorine comprenait à présent la complaisance inattendue de Micha. Le truand avait joué habilement en endormant la vigilance du policier pour le conduire là où il le voulait. Mais comment aurait-il pu savoir que, même parmi les " rampants " japonais, Eraste Pétrovitch était renommé pour l'extrême rapidité de ses réactions ?
La question maintenant était de savoir si la serviette était là. Eraste Pétrovitch repoussa du pied le corps qui se tordait de douleur et plongea la main dans la niche. Bientôt ses doigts rencontrèrent la surface grumeleuse du cuir. Elle était là !
Fandorine se pencha sur Micha. Celui-ci clignait des yeux sans arrêt et passait nerveusement la langue sur ses lèvres exsangues. Des petites gouttes de sueur perlaient à son front.
- Un docteur ! gémit le blessé. Je raconterai tout, je cacherai rien !
Eraste Pétrovitch jugea la blessure grave, mais le Herstal était de petit calibre, ce qui donnait à Micha une chance de s'en tirer pour peu qu'il soit rapidement conduit à l'hôpital. Et il fallait qu'il s'en tire, son témoignage était trop précieux.
- Reste là, et ne t'agite pas, dit Fandorine à haute voix. Je vais aller chercher un fiacre. Si tu essayes de fuir, tu vas te vider de tout ton sang.
La taverne était vide. A travers les lucarnes troubles filtraient les pâles lueurs de l'aube. Au beau milieu de la salle, un type et une bonne femme étaient enlacés à même le sol crasseux. La femme avait sa jupe relevée, et Eraste Pétrovitch se détourna. Apparemment, il n'y avait personne d'autre. Si : dans un coin, l'aveugle de la veille au soir dormait sur un banc, sa besace sous la tête, son bâton par terre. Mais pas trace d'Abdoul le
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tenancier. Or Fandorine avait absolument besoin de le voir. Mais c'était quoi, ce bruit ? On aurait dit que quelqu'un ronflait dans l'arrière-salle.
Eraste Pétrovitch écarta doucement le rideau d'indienne et se sentit soulagé : ce salaud était là, étendu sur le coffre, sa barbe pointant en l'air, ses lèvres épaisses entrouvertes.
Et c'est directement entre ses dents qu'Eraste Pétrovitch enfonça le canon de son arme. Il dit d'une voix mielleuse :
- Debout, Abdoul ! Il paraît que la nuit porte conseil.
Le Tatar ouvrit les yeux. Ils étaient noirs, troubles, dénués de toute expression.
- Allez, secoue-toi un peu, cours, lui conseilla Fandorine. Et moi, je t'abats comme un chien.
- Pourquoi tu veux que j'coure, répondit calmement le meurtrier en bâillant à se décrocher la mâchoire. J'suis plus un gamin pour courir.
- Tu es bon pour la potence, dit Fandorine en fixant haineusement les petits yeux indifférents.
- Eh ben, si ça doit être comme ça, ça sera comme ça, admit le Tatar. Si c'est la volonté d'Allah...
L'assesseur de collège luttait de toutes ses forces contre une irrésistible démangeaison dans l'index droit.
- Et tu oses encore te référer à Allah, ordure ! Où sont les deux hommes que tu as tués ?
- J'ies ai flanqués dans mon p'tit débarras, annonça le monstre sans rechigner. J'pensais les balancer à la rivière. Tiens, il est là, l'débarras, ajouta-t-il en montrant une porte en planches.
La porte était fermée par une targette. Eraste Pétrovitch ôta à Abdoul sa ceinture en cuir et s'en
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servit pour lui lier les mains, après quoi, le cour serré, il releva la targette. A l'intérieur, tout était noir.