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Deux minutes plus tard, le général jaillissait de son cabinet, cramoisi, bouleversé. Cependant, à en juger par l'éclat de ses yeux, les nouvelles n'avaient pas l'air mauvaises. Evguéni Ossipovitch était suivi du mystérieux fonctionnaire.

- Finissons-en avec la serviette, et nous pourrons alors nous occuper du traître, dit le grand maître de la police en se frottant les mains. Où est-il, votre Japonais ?

- Il p-patiente dans le couloir.

En glissant un regard dans l'entrebâillement de la porte, l'adjudant vit le général et le fonctionnaire s'arrêter devant le Kirghize. Ce dernier se leva et s'inclina dans un salut cérémonieux, les paumes de ses mains posées sur ses cuisses.

Dans une langue inconnue, l'assesseur de collège l'interrogea d'un air inquiet.

L'Asiatique s'inclina de nouveau avec l'air de faire une réponse rassurante. Le fonctionnaire, visiblement furieux, haussa le ton.

Le désarroi se peignit sur le visage de l'homme aux yeux fendus. Visiblement, il essayait de se justifier.

Le regard du général allait de l'un à l'autre, ses sourcils roux froncés d'un air perplexe.

Se prenant la tête dans la main, l'assesseur de collège se tourna vers l'adjudant :

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- Avez-vous vu entrer un officier portant une serviette ?

- Oui. Il allait à la Section spéciale.

D'un geste très brutal, le fonctionnaire écarta le grand maître de la police puis l'adjudant, bondit dans la réception et, de là, se précipita vers la porte latérale. Les autres lui emboîtèrent le pas. La porte ouvrait sur un étroit couloir dont les fenêtres donnaient sur la cour. L'une d'entre elles était entrouverte. L'assesseur de collège s'y pencha.

- Il y a des traces de bottes, il a sauté ! gémit le fonctionnaire visiblement bouleversé, et, dans un mouvement de colère, il envoya son poing dans la croisée. Le coup fut d'une telle violence que la vitre entière se répandit à l'extérieur en un tintement plaintif.

- Eraste Pétrovitch, mais que s'est-il passé ? s'alarma le général.

- Je n'y comprends rien, dit l'assesseur de collège avec un geste d'impuissance. Massa dit qu'un officier s'est approché de lui dans le couloir, qu'il l'a appelé par son nom, et qu'après lui avoir remis un pli portant un cachet, il a pris la serviette, pour prétendument me l'apporter. Un officier est effectivement venu, seulement il a sauté par cette fenêtre en emportant la serviette. On est en plein cauchemar !

- Et le pli ? Où est le pli ? demanda Karat-chentsev.

Le fonctionnaire s'ébroua et se remit à baragouiner en asiatique. L'homme à la houppelande, qui montrait les signes d'une extrême inquiétude, sortit de sous son vêtement un pli officiel qu'il tendit respectueusement au général. Evguéni Ossipovitch examina le cachet et l'adresse.

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- Hmm... "A l'attention de la Direction de la gendarmerie du gouvemorat de Moscou. De la part du département du maintien de l'ordre et de la sécurité de la municipalité de Saint-Pétersbourg. (Il décacheta l'enveloppe et lut :) Pli secret destiné à monsieur le grand maître de la police de Moscou. En vertu de l'article 16 des dispositions approuvées par l'autorité suprême et relatives au maintien de l'ordre et de la paix, sociale et en accord avec le général gouverneur de Saint-Pétersbourg, la matrone Maria Iva-novna Ivanova est déclarée interdite de séjour à Saint-Pétersbourg et à Moscou du fait de ses opinions politiques douteuses, fait dont j'ai l'honneur d'informer Son Excellence. Pour le chef du département, le capitaine de cavalerie Chipov. " Qu'est-ce que c'est que cette histoire !

Le général tourna la feuille dans un sens puis dans l'autre.

- C'est une banale note administrative. Qu'est-ce que la serviette a à voir avec ça ?

- C'est f-facile à comprendre, bredouilla d'une voix éteinte l'assesseur de collège que le désarroi faisait bégayer. Quelqu'un a habilement p-profité du fait que Massa ne comprend pas le russe et qu'il a un respect sans limites pour l'uniforme, surtout s'il aperçoit une épée au côté.

- Demandez-lui de nous décrire l'officier, ordonna le général.

Le fonctionnaire commença à écouter le discours embrouillé de l'Asiatique et l'interrompit rapidement d'un geste découragé :

- Il dit qu'il avait des cheveux jaunes, des yeux aqueux... De toute façon, p-pour lui, nous avons tous la même tête.

Il se tourna vers l'adjudant :

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- Et vous, que p-pouvez-vous nous dire ?

- Je suis désolé, dit l'homme d'un air coupable et en rougissant légèrement. Je ne l'ai pas bien regardé. Il était blond. D'une taille au-dessus de la moyenne. Il portait un banal uniforme de gendarme. Des épaulettes de capitaine.

- On ne vous a donc pas appris la t-technique de l'observation et de la description rapide ? demanda méchamment le fonctionnaire. De votre table à la porte, il n'y a pas plus d'une dizaine de pas !

Devenu rubicond, l'adjudant gardait le silence.

- C'est une catastrophe, Votre Excellence, constata le faux vieux. Le million a d-disparu. Mais comment ? De quelle façon ? Nous sommes le jouet d'une mystification ! Que faire à présent ?

- Ce n'est pas grave, déclara Karatchentsev avec un geste apaisant de la main. Le million, on le retrouvera, où voulez-vous qu'il disparaisse ! Il y a plus important. Il est temps d'aller rendre une petite visite à ce cher Piotr Parménytch. Quel personnage, tout de même ! (Evguéni Ossipovitch eut un sourire mauvais.) Lui aura la réponse à toutes nos questions. Eh bien, on peut dire que les choses ont tourné de façon drôlement intéressante. Et maintenant, c'est pour de bon la fin de notre louri Dolgorouki. Il a réchauffé une vipère en son sein, et avec quelle ardeur !

L'assesseur de collège sortit de son engourdissement :

- Oui, c'est cela, courons chez Khourtinski. Pourvu que l'on n'arrive pas trop tard !

- Il faut d'abord passer chez le prince, dit avec un soupir le grand maître de la police. On ne peut rien faire sans sa bénédiction. Mais après tout, ça me donnera le plaisir de voir le vieux renard se

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contorsionner. Terminé, Excellence, cette fois, vous ne vous en tirerez pas comme ça. Svertchinski ! (Le général se tourna vers l'adjudant.) Mon carrosse, et vite. Et une voiture avec des agents pour procéder à une arrestation. Qu'elle me suive jusqu'à la maison du gouverneur. En civil. Trois hommes devraient être suffisants. En l'occurrence, je pense que nous n'aurons pas à ouvrir le feu.

Et il eut de nouveau un sourire carnassier.

L'adjudant partit comme une flèche exécuter l'ordre et, cinq minutes plus tard, le carrosse tiré par quatre chevaux fonçait déjà à toute vitesse sur la chaussée pavée. Derrière, se balançant mollement sur ses ressorts, venait un autre équipage avec trois agents en civil.

Regardant par la fenêtre, l'adjudant suivit le cortège du regard, puis décrocha le téléphone et tourna la manivelle. Il dit un numéro et, jetant un regard prudent en direction de la porte, demanda à mi-voix :

- Monsieur Védichtchev, c'est vous ? Svertchinski.

Avant d'être reçu, il fallut attendre assez longuement dans l'antichambre. Tout en présentant ses excuses les plus respectueuses au grand maître de la police, le secrétaire du gouverneur n'en avait pas moins fermement déclaré que Son Excellence était très occupée, qu'elle avait donné l'ordre de ne laisser pénétrer personne ni même d'annoncer qui que ce fût. Karatchentsev avait jeté à Eraste Pétrovitch un regard ironique, l'air de dire : " Que le vieux frime une dernière fois, si ça lui fait plaisir. " Enfin - après un bon quart d'heure -, derrière la porte

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monumentale ornée de dorures, le son d'une clochette se fit entendre.

- Voilà, Excellence, maintenant je vais pouvoir vous annoncer, annonça le secrétaire en se levant de sa chaise.

En pénétrant dans son cabinet, le grand maître de la police et Fandorine découvrirent à quelle affaire tellement importante était occupé le gouverneur : son petit déjeuner. A dire vrai, le repas en tant que tel était terminé et ce n'est qu'à la toute dernière phase qu'il fut donné aux visiteurs impatients d'assister : Vladimir Andréiévitch en était au café. Installé à sa table, soigneusement protégé par une serviette de lin accrochée autour de son cou, il trempait dans sa tasse une brioche de chez Filippov, d'un air placide et débonnaire.