- Bonjour, messieurs, dit le prince avec un sourire amène après avoir avalé une bouchée. Ne m'en veuillez pas si je vous ai fait attendre. Mon Frol est implacable, il m'interdit d'être distrait par quoi que ce soit pendant que je mange. Voulez-vous qu'on vous serve un café ? Les brioches sont excellentes, elles fondent dans la bouche.
Soudain le gouverneur arrêta un regard plus attentif sur le compagnon du général et battit des paupières avec étonnement. Il faut dire qu'en chemin Eraste Pétrovitch avait arraché sa barbe et sa perruque grise mais que, n'ayant pas trouvé la possibilité d'enlever ses haillons, son allure restait pour le moins insolite.
Vladimir Andréiévitch secoua la tête d'un air de reproche et s'éclaircit la voix :
- Eraste Pétrovitch, je vous ai effectivement dit que l'on pouvait se présenter chez moi en toute simplicité et sans uniforme, mais là, mon ami,
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vous allez un peu loin. Que vous est-il arrivé, vous avez perdu aux cartes ? (Une sévérité inhabituelle sonna dans la voix du gouverneur.) Je suis un homme sans préjugés, bien sûr, mais néanmoins, je vous demanderai à l'avenir de me faire grâce de pareil spectacle. Ce n'est pas bien.
Et il secoua une nouvelle fois la tête avant de se remettre à mâchonner sa brioche. Cependant, le grand maître de la police et l'assesseur de collège avaient un air tellement étrange que, s'interrompant, Dolgoroukoï demanda, perplexe :
- Mais que se passe-t-il, messieurs ? Y aurait-il un incendie ?
- Pis, Excellence. Bien pis ! s'écria Karatchent-sev avec jubilation, et, sans attendre d'y être invité, il s'assit dans un fauteuil, tandis que Fandorine restait debout. Le chef de votre chancellerie spéciale est un voleur, un criminel et le protecteur de toute la pègre moscovite. Monsieur l'assesseur de collège dispose de toutes les preuves. C'est un scandale, Votre Excellence, un épouvantable scandale ! Je me demande vraiment comment on va se sortir de là. (Il observa une courte pause, le temps que les paroles arrivent au cerveau du vieil homme, puis continua sournoisement :) Je vous rappelle que j'ai eu plus d'une fois l'honneur de signaler à Votre Haute Excellence le comportement inadmissible de monsieur Khourtinski, mais vous ne m'avez jamais prêté attention. Je dois dire cependant qu'il ne m'était pas venu à l'esprit que les activités de Piotr Parménytch puissent être à ce point criminelles.
Le gouverneur écouta ce bref mais percutant discours la bouche entrouverte. Eraste Pétrovitch s'attendait à des cris, à des protestations, à des
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demandes de preuves, mais le prince ne se départit nullement de son calme. Quand le grand maître de la police se tut, dans l'attente d'une réaction, le prince acheva de mâcher son morceau de brioche, l'air pensif, puis avala une gorgée de café. Après quoi il poussa un soupir lourd de reproche :
- Il est fort regrettable, Evguéni Ossipovitch, que cela ne vous soit pas venu à l'esprit. C'est tout de même vous le chef de la police de Moscou, le pilier de la loi et de l'ordre. Moi, voyez-vous, qui ne suis pas gendarme et qui suis bien plus que vous surchargé de travail, moi qui porte sur mes épaules la difficile administration de la ville, il y a bien longtemps que j'ai des soupçons concernant Pétrouchka Khourtinski.
- Vraiment ? demanda ironiquement le grand maître de la police. Et depuis quand ?
- Depuis un bon moment, prononça le prince d'une voix traînante. Il y a beau temps que je n'ai plus aucune sympathie pour Pétrouchka. J'ai d'ailleurs écrit il y a trois mois à votre ministre, le comte Tosltov, que, d'après les informations dont je disposais, le conseiller aulique Khourtinski était non seulement un concussionnaire, mais également un voleur et un malfaiteur. (Le prince fit crisser des papiers sur son bureau.) J'ai d'ailleurs quelque part par là une copie de cette lettre... Tenez, je l'ai trouvée. (Il souleva un papier qu'il agita de loin.) J'ai même reçu une réponse du comte. Où est-elle passée ? La voilà ! (Il s'empara d'un second papier, orné d'un monogramme.) Voulez-vous que je vous la lise ? Le ministre m'a entièrement rassuré et m'a demandé de ne pas m'inquiéter au sujet de Khourtinski.
Le gouverneur mit son pince-nez :
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- Ecoutez bien. " En réponse aux doutes qui ont pu naître chez Votre Haute Excellence au sujet de l'activité du conseiller aulique Khourtinski, je m'empresse de vous faire savoir qui si ce fonctionnaire montre parfois un comportement difficilement explicable, les raisons n'en sont nullement d'ordre criminel. Il accomplit tout au contraire une tâche gouvernementale secrète d'une importance capitale dont je suis informé de même que Sa Majesté l'Empereur. C'est pourquoi, très cher Vladimir Andréiévitch, je tenais à vous rassurer et à vous préciser en outre que la mission accomplie par Khourtinski n'est d'aucune manière dirigée contre... " Hmm... la suite n'a rien à voir. En somme, messieurs, vous voyez vous-mêmes que si quelqu'un est en faute, ce n'est aucunement Dolgoroukoï, mais bien plutôt votre institution, Evguéni Ossipovitch. Avais-je des raisons de ne pas me fier au ministère de l'Intérieur ?
Le choc fut tel que le grand maître de la police perdit toute retenue et, se levant d'un mouvement brusque, tendit la main vers la lettre, ce qui était relativement stupide, vu que, dans une affaire de cette importance, toute mystification est exclue, les vérifications étant extrêmement faciles à faire. Le prince tendit aimablement le feuillet au général.
- Oui, c'est bien la signature de Dimitri Andréiévitch, bredouilla ce dernier, il n'y a pas le moindre doute...
Le prince demanda d'un air compatissant :
- Vous n'allez tout de même pas me dire que votre hiérarchie n'a pas jugé bon de vous mettre au courant ? Aïe, aïe, aïe, ce n'est pas bien du tout. C'est désobligeant à votre égard. Ainsi donc vous
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n'êtes pas au courant de la mission secrète qu'accomplissait Khourtinski ?
Karatchentsev se taisait, atterré.
Fandorine, lui, s'interrogeait sur un détail troublant : comment se faisait-il que le prince avait sur sa table, parmi les papiers courants, une correspondance datant de trois mois ? A haute voix, l'assesseur de collège dit :
- J'ignore également en quoi c-consiste l'activité secrète de monsieur Khourtinski, mais cette fois il en a manifestement dépassé les limites. Ses relations avec les bandits de la Khitrovka ne font aucun doute et aucun intérêt d'Etat ne saurait les justifier. Mais plus important que tout : Khourtinski a un rapport évident avec la mort du général Sobolev.
Et brièvement, point par point, Fandorine raconta l'histoire du million volé. Le gouverneur écouta très attentivement. Le récit terminé, il déclara d'un ton résolu :
- C'est un bandit, un bandit sans aucun doute possible ! Il faut l'arrêter et l'interroger.
- C'est p-précisément l'autorisation de le faire que nous sommes venus vous demander, Vladimir Andréiévitch.
Sur un ton tout différent de celui qu'il avait adopté précédemment, avec allant et déférence, le grand maître de la police s'enquit :
- Nous permettez-vous de passer à l'action, Votre Haute Excellence ?
- Bien sûr, mon ami, faites, dit Dolgoroukoï avec un hochement de tête. Ce salaud devra répondre de l'ensemble de ses actes !
Ils longèrent rapidement les imposants couloirs, suivis du martèlement des pas des trois agents en civil. Eraste Pétrovitch ne prononça pas un seul
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mot et s'efforça de ne pas regarder Karatchentsev. Il comprenait combien douloureuse devait être pour lui sa défaite, mais plus désagréable et plus inquiétant encore était le fait qu'il venait d'apprendre : ainsi, il existait des affaires secrètes que les autorités avaient préféré confier non pas au grand maître de la police de Moscou, mais à son rival de toujours, le chef de la Section spéciale de la chancellerie du gouverneur.