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Ils montèrent au premier étage où se trouvaient les bureaux, et Eraste Pétrovitch interrogea l'huissier, qui leur apprit que monsieur Khourtinski n'avait pas bougé de son cabinet depuis le matin très tôt.

Karatchentsev reprit courage et accéléra encore le pas. Il volait à présent dans le couloir tel un boulet de canon, et on entendait seulement résonner ses éperons et cliqueter ses aiguillettes.

Dans l'antichambre du chef de la Section spéciale, les visiteurs se pressaient.

- Il est là ? demanda sèchement le général au secrétaire.

- Oui, Votre Excellence, mais il a demandé à ne pas être dérangé. Dois-je lui annoncer votre venue ?

Le grand maître de la police écarta l'homme d'un geste, se retourna vers Fandorine, sourit dans son épaisse moustache et ouvrit la porte.

D'abord, Eraste Pétrovitch crut que Piotr Parmé-nytch, debout sur le rebord de la fenêtre, regardait ce qui se passait au-dehors. Mais l'instant suivant tout s'éclaira : il n'était pas debout, il pendait.

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Vladimir Andréiévitch Dolgoroukoï, les sourcils froncés, lisait pour la troisième fois les lignes tracées d'un écriture familière : " Moi, Piotr Khourtinski, suis coupable d'avoir, par avidité, failli à mon devoir et trahi celui que je devais servir fidèlement et aider sans réserve dans l'accomplissement de sa difficile tâche. Dieu soit mon juge. " Les lignes n'étaient pas droites et se chevauchaient par endroits, et la dernière s'achevait par un pâté, comme si celui qui l'avait tracée avait fini par défaillir sous le poids de ses remords.

- Finalement, qu'a dit le secrétaire ? demanda le gouverneur d'une voix lente. Redites-le-moi, Evguéni Ossipovitch, et, s'il vous plaît, sans omettre le moindre détail.

Karatchentsev exposa pour la seconde fois, mais plus posément et d'une manière plus cohérente, tous les faits qu'il avait été possible d'établir :

- Khourtinski est arrivé à son bureau à dix heures comme tous les matins. Il était comme d'habitude, et son secrétaire n'a noté aucun signe de trouble ou d'agitation. Après avoir pris connaissance de son courrier, Khourtinski a commencé ses audiences. Vers onze heures moins cinq, un officier de la gendarmerie s'est présenté au secré-

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taire comme étant le capitaine Pevtsov, courrier venu de Saint-Pétersbourg afin de rencontrer le conseiller aulique au sujet d'une affaire urgente. Le capitaine tenait à la main une serviette marron dont la description correspond très exactement à celle qui a été volée. Pevtsov a immédiatement été introduit, et les audiences ont été suspendues. Quelques minutes plus tard, Khourtinski a passé la tête par la porte et donné l'ordre de ne faire entrer personne et d'une manière générale de ne le déranger sous aucun prétexte. Au dire du secrétaire, son supérieur semblait en proie à une vive émotion. Dix minutes plus tard environ, le capitaine repartait, confirmant au passage que, occupé à étudier des documents confidentiels, monsieur le conseiller aulique interdisait formellement qu'on le dérange. Un quart d'heure plus tard, à onze heures vingt, nous sommes arrivés, Eraste Pétrovitch et moi.

- Que pense le médecin ? Ne pourrait-il s'agir d'un assassinat ?

- Il considère que nous sommes face à un cas typique de suicide par pendaison. Le défunt s'est accroché la corde du vasistas autour du cou et a sauté. La façon dont les vertèbres cervicales se sont brisées est tout à fait caractéristique. Et il y a aussi sa lettre qui, comme vous le voyez, ne laisse aucune place au doute. Il est exclu que quelqu'un ait pu imiter son écriture.

Le général gouverneur se signa et fit remarquer avec philosophie :

- " Et, jetant les pièces dans le temple, il sortit, s'en alla et se pendit. " A l'heure qu'il est, le destin du criminel est entre les mains d'un juge plus équitable que nous, messieurs.

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Eraste Pétrovitch eut l'impression que pareil dénouement arrangeait au mieux le prince. Le grand maître de la police, en revanche, était visiblement très affecté. Il pensait avoir saisi un fil précieux qui allait lui permettre de démêler tout 1 echeveau, et voilà que le fil venait de se rompre.

Pour sa part, ce n'était ni aux secrets d'Etat ni aux rivalités entre services que réfléchissait l'assesseur de collège, mais au mystérieux capitaine Pevt-sov. Il était absolument évident que c'était ce même individu qui, quarante minutes avant d'apparaître dans l'antichambre de Khourtinski, avait soustrait au pauvre Massa le million de Sobolev. De la rue Malaïa Nikitskaïa, le capitaine de gendarmerie (ou, comme était enclin à le supposer Fandorine, un homme ayant endossé l'uniforme bleu) s'était rendu directement boulevard de Tver. Le secrétaire l'avait examiné avec plus d'attention que l'adjudant du grand maître de la police, et il en avait donné la description suivante : taille entre 1,70 m et 1,75 m, épaules larges, cheveux paille. Signe particulier : yeux très clairs, presque transparents. Ce dernier détail avait fait frissonner Eraste Pétrovitch. Dans sa jeunesse, il avait eu affaire à un homme qui avait très exactement ces yeux-là, et il n'aimait pas repenser à cet épisode qui lui avait coûté si cher. D'ailleurs, ce souvenir pénible n'avait rien à voir avec l'affaire, et il chassa l'ombre noire.

Les questions se présentaient dans l'ordre suivant Cet homme était-il effectivement un gendarme ? Si oui (et a fortiori si c'était non), quel rôle avait-il joué dans la mort de Sobolev ? L'essentiel était cependant de savoir d'où lui venaient cette richesse d'information diabolique et cette fantastique capacité à être partout à la fois.

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A cet instant même, le général gouverneur formula, lui aussi, les questions qui l'intéressaient. En vérité, leur tonalité était quelque peu différente :

- Qu'allons-nous faire, messieurs les détectives ? Quel rapport me conseillez-vous d'envoyer là-haut ? Sobolev a-t-il été assassiné ou est-il mort de mort naturelle ? Que trafiquait à notre nez et à notre barbe, c'est-à-dire aux vôtres, Evguéni Ossi-povitch, notre ami Khourtinski ? Où est passé le million ? Qui est ce Pevtsov ? (Sous une bonhomie de façade, une pointe de menace perçait dans la voix du prince.) Que me direz-vous, Evguéni Ossi-povitch, vous qui êtes notre précieux protecteur ?

Le général, qui ne parvenait pas à recouvrer son calme, essuya son front couvert de sueur :

- Je n'ai aucun Pevtsov dans ma direction. Il est possible qu'il soit effectivement venu de Saint-Pétersbourg et qu'il ait traité directement avec Khourtinski, sans passer par l'instance moscovite. Je fais la supposition suivante (Karatchentsev tirailla nerveusement l'un de ses favoris roux) : Khourtinski, à l'insu de vous comme de moi... (le grand maître de la police avala péniblement sa salive)..., accomplissait certaines missions confidentielles qui lui étaient confiées par les autorités suprêmes. Dont, apparemment, la surveillance de Sobolev durant son séjour à Moscou. Pourquoi cela? je l'ignore. Sans doute Khourtinski a-t-il appris par un biais quelconque que Sobolev avait avec lui une très importante somme d'argent, sans que les officiers de sa suite soient au courant. Dans la nuit de jeudi à vendredi, Khourtinski a été averti de la mort subite de Sobolev dans un appartement de l'hôtel Angleterre, sans doute par les agents chargés de surveiller secrètement le général, et c'est alors

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que... Comme nous le savons, le conseiller aulique était cupide et peu regardant sur les moyens. Il s'est laissé tenter par l'idée de mettre la main sur une somme colossale et a envoyé son complice, le rat d'hôtel Micha le Petit, extraire la serviette du coffre. Cependant, le coup monté par Khourtinski a été découvert par le capitaine Pevtsov qui, selon toute probabilité, avait été désigné pour surveiller ceux qui surveillaient Sobolev. Chez nous, c'est pratique courante. Pevtsov s'est emparé de la serviette et s'est présenté auprès de Khourtinski, l'accusant de vol et de double jeu. Sitôt après le départ du capitaine, le conseiller aulique a compris qu'il était perdu, il a alors écrit cette lettre avant de se pendre... C'est la seule explication qui me vient à l'esprit.