Выбрать главу

- Oui, c'est plausible, admit Dolgoroukoï. Comment proposez-vous d'agir à présent ?

- Il faut immédiatement envoyer une requête à Saint-Pétersbourg concernant ce capitaine Pevtsov et l'étendue de son mandat. Pendant ce temps-là, Eraste Pétrovitch et moi-même examinerons les papiers du suicidé. Je me chargerai du contenu de son coffre-fort, et monsieur Fandorine étudiera son carnet.

L'assesseur de collège ne put retenir un ricanement : quelle équité dans le partage du butin ! L'un avait tout le contenu du coffre, l'autre un petit carnet ordinaire pour notes de travail qui reposait au vu et au su de tout le monde sur le bureau du défunt.

Dolgoroukoï tambourina de ses doigts sur la table et, d'un geste machinal, rajusta sa perruque qui venait de glisser légèrement.

212

- Ainsi donc, Evguéni Ossipovitch, vos conclusions se résument de la manière suivante : Sobolev n'a pas été tué, mais est mort de sa belle mort ; Khourtinski est victime d'une cupidité démesurée ; Pevtsov est un homme de Saint-Pétersbourg. Etes-vous d'accord avec ces conclusions, Eraste Pétrovitch ?

Fandorine répondit en un mot :

- Non.

- Intéressant, fit le gouverneur, retrouvant de l'énergie. Alors à vous d'exposer vos déductions : " et d'un ", " et de deux ", " et de trois ".

- Comme il vous plaira, Excellence...

Le jeune homme garda un instant le silence, sans doute pour ménager son effet, puis attaqua résolument :

- Le général Sobolev participait à une opération secrète dont le contenu reste pour l'instant obscur. Des p-preuves ? A l'insu de tout le monde, il avait réuni une somme considérable. Et d'un. Son coffre-fort à l'hôtel contenait des papiers secrets que la suite du général a dissimulés aux autorités. Et de deux. Il y a bien eu surveillance secrète de Sobolev - je suis d'accord sur ce point avec Evguéni Ossipovitch. Et de trois. (Et il ajouta mentalement : " Le témoignage de la jeune Golo-vina. Et de quatre ", mais il se garda cependant de mêler l'enseignante de Minsk à l'enquête.) Je ne suis pas prêt pour l'instant à tirer des conclusions, je me risquerai en revanche à des s-suppositions. Sobolev a été assassiné. Par un moyen extrêmement subtil qui a su imiter la mort naturelle. Khourtinski, victime de son avidité, a perdu la tête à force d'impunité. Sur ce point également je rejoins Evguéni Ossipovitch. Mais, dans cette

213

histoire, le véritable coupable, celui qui tire les ficelles, est l'homme que nous connaissons sous le nom de " capitaine Pevtsov ". Cet homme a su effrayer Khourtinski au point de le conduire au suicide, alors que celui-ci était un rusé renard et un g-gredin comme on en trouve peu. Cet homme détient la serviette. " Pevtsov " sait tout et arrive partout au bon moment. Cette habileté surnaturelle ne me plaît pas du tout. L'homme blond aux yeux très clairs qui s'est présenté à deux reprises vêtu d'un uniforme de gendarme, voilà qui U faut retrouver à tout prix.

Le grand maître de la police se frotta les yeux d'un geste las :

- Je n'exclus pas quTEraste Pétrovitch ait raison, et que je me trompe. En matière de déduction, monsieur l'assesseur de collège me dépasse de cent coudées.

Le prince se leva de table en soupirant et alla à la fenêtre où il resta cinq bonnes minutes à observer le flot de voitures qui s'écoulait tel un fleuve sur la rue de Tver. Puis il se retourna et annonça d'un ton affairé qui ne lui ressemblait pas :

- Je vais en référer aux instances supérieures. Sur-le-champ, par dépêche chiffrée. Dès que j'ai une réponse, je vous convoque. Je vous demande de ne pas bouger de là où vous serez. Evguéni Ossipovitch, où vous trouvera-t-on ?

- A mon bureau, boulevard de Tver. Je vais commencer à regarder les papiers de Khourtinski.

- Je serai au Dusseaux, dit Fandorine. Très franchement, je ne tiens plus debout. Cela fait quarante-huit heures que je n'ai p-pratiquement pas dormi.

214

- Allez, mon ami, dormez une heure ou deux. Et reprenez, enfin, visage humain. Je vous enverrai chercher.

^ En fait, Eraste Pétrovitch n'avait nullement l'intention de dormir, mais plutôt de se rafraîchir les idées, en prenant un bain glacé. Après quoi un bon massage serait le bienvenu. Quant à dormir, comment trouver le sommeil quand il se passait tant de choses ! Il ne fermerait pas l'oil un seul instant.

Fandorine ouvrit la porte de sa chambre et fit immédiatement un bond en arrière : Massa venait de se jeter à ses pieds, heurtant le sol de sa tête bandée et lançant d'une voix précipitée :

- Maître, il n'y aura jamais pour moi de pardon, jamais, jamais ! Je n'ai pas réussi à protéger votre onsi, et je n'ai pas su garder l'importante serviette en cuir. Mais mes fautes ne se sont pas limitées à cela. Ne pouvant pas supporter la honte, j'ai voulu mettre fin à mes jours, et j'ai eu l'audace, pour cela, de prendre votre épée, mais elle s'est brisée, et j'ai ainsi commis un autre terrible crime.

La petite épée de parade de Fandorine était sur la table, brisée en deux.

Eraste Pétrovitch s'assit par terre à côté du malheureux. Tout doucement, il lui caressa la tête où, même à travers le torchon, on sentait une énorme bosse.

- Massa, tu n'es coupable de rien. C'est moi qui ai causé la perte de Grouchine-sensei, et je ne me le pardonnerai jamais. Et pour la serviette en cuir, tu n'es pas fautif non plus. Tu n'as pas eu peur, tu n'as pas fait preuve de faiblesse. Simplement la vie ici est autre et fonctionne selon des lois auxquelles

215

tu n'es pas encore habitué. Quant à l'épée, c'est de la saloperie, elle n'est pas plus solide qu'une aiguille à tricoter, et il est impossible de se tuer avec. Nous en achèterons une autre, elle ne vaut que cinquante roubles. Ce n'est pas une épée de famille.

Massa se redressa. Son visage décomposé était inondé de larmes.

- Tout de même, j'insiste, maître. Je ne peux pas continuer à vivre après vous avoir à ce point fait défaut. Je mérite une punition.

- Très bien, dit Fandorine avec un soupir. Tu apprendras par cour les dix pages suivantes du dictionnaire.

- Non, les vingt !

- D'accord. Mais pas maintenant, quand ta tête sera guérie. En attendant, prépare-moi un bain glacé.

Attrapant un seau vide, Massa se rua au rez-de-chaussée tandis qu'Eraste Pétrovitch s'asseyait une minute à sa table en ouvrant le carnet de Khourtinski. En fait, ce n'était pas un carnet ordinaire, mais un schedule-book1 anglais, un agenda qui consacrait une page entière à chaque jour de l'année. Une invention bien commode, se dit Eraste Pétrovitch qui avait déjà eu l'occasion d'en voir de semblables. Il commença à le feuilleter sans l'espoir d'y trouver quoi que ce fût d'essentiel. C'est dans son coffre, bien sûr, que le conseiller aulique gardait tout ce qui était un tant soit peu secret et important alors que, dans son agenda, il se contentait de noter pour mémoire des choses insignifiantes : date et heure de ses rendez-vous professionnels, audiences, rapports... Bien des noms n'apparaissaient que sous la forme d'une ou deux lettres. Il allait falloir faire

1. En anglais dans le texte.

216

la clarté sur tout cela. A la date du 4 July, Tuesday1 (soit, selon notre calendrier russe, le mardi 22 juin), le regard de l'assesseur de collège s'arrêta, attiré par une étrange tache d'encre tout en longueur. Jusqu'à cette date, il n'y avait pas le moindre pâté ni la plus petite rature. Khourtinski était, de toute évidence, un homme exceptionnellement soigneux. La forme de la tache elle-même était bizarre, comme si l'encre n'était pas tombée de la plume, mais avait été étalée exprès. Fandorine regarda le feuillet par transparence. Non, on ne pouvait rien déchiffrer. Il passa doucement la pulpe de son doigt sur le papier. Apparemment quelque chose avait été écrit. Le défunt utilisait une plume d'acier et appuyait fort. Mais il était impossible de lire.