Massa revint avec un seau de glace. Fandorine entendit qu'il s'affairait dans la salle de bains puis l'eau qui coulait. Eraste Pétrovitch prit la mallette contenant ses instruments et en sortit ce qui lui était nécessaire. Il retourna la page tachée, appliqua dessus une feuille de papier de riz d'une extrême finesse et y passa plusieurs fois un minuscule rouleau de caoutchouc. Ce n'était pas un papier ordinaire, il était imprégné d'une substance sensible aux moindres aspérités du relief. De ses doigts tremblant d'impatience, l'assesseur de collège souleva la feuille. Sur le fond mat, s'était dessiné le contour faible mais net des mots suivants :
L'inscription était donc portée en date du 22 juin. Que s'était-il passé ce jour-là ? Ayant achevé ses manouvres, le général d'infanterie Sobolev,
l.Idem.
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commandant du 4e corps d'armée, avait remis son rapport et demandé une permission d'un mois. Pendant ce temps, à l'hôtel Métropole, chambre 19, se trouvait un certain monsieur Klonov. Quel lien y avait-il entre ces deux faits ? Aucun sans doute. Mais, tout de même, pourquoi Khourtinski avait-il éprouvé le besoin de faire disparaître le nom et l'adresse ? Très intéressant.
Eraste Pétrovitch se déshabilla et se glissa dans son bain glacé qui, exigeant une tension de toutes ses forces mentales et physiques, l'obligea un instant à renoncer à toute réflexion. Il se plongea dans l'eau, tête comprise, et compta jusqu'à cent vingt, mais quand il ressortit la tête de l'eau et ouvrit les yeux, il poussa un cri et rougit intensément : pétrifiée sur le seuil de la salle de bains, se tenait la comtesse Mirabeau, épouse morganatique de Son Altesse Evguéni Maximiliano-vitch, duc du Lichtenbourg, rougissante elle aussi.
- Je vous prie de m'excuser, monsieur Fando-rine, bredouilla-t-elle en français. Votre serviteur m'a fait entrer et m'a indiqué cette porte. Je pensais que c'était celle de votre cabinet de travail...
La bonne éducation qui interdit de rester assis en présence d'une dame poussa instinctivement Fandorine, en proie à la panique, à bondir sur ses pieds, mais dès la seconde suivante, plus paniqué encore, il plongea à nouveau dans l'eau. Rouge comme un coquelicot, la comtesse recula en direction de la porte.
- Massa ! hurla Fandorine, écumant de rage. Massa !!!
Le bandit, le bourreau, apparut, un peignoir de bain à la main, et s'inclina respectueusement.
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- Que désirez-vous, maître ?
- Je vais t'en donner des " que désirez-vous, maître " ! vociféra Eraste Pétrovitch, à qui l'indignation avait fait perdre tout visage humain. Tu me le paieras en te faisant hara-kiri, et non pas avec une aiguille à tricoter, mais avec une baguette pour manger le riz ! Je t'ai déjà expliqué, blaireau sans cervelle, qu'en Europe le bain fait partie de la vie intime ! Tu m'as placé dans une situation ridicule et tu as obligé une dame à mourir de honte ! (Passant au russe, l'assesseur de collège cria :) Je vous prie de m'excuser ! Asseyez-vous, comtesse, je viens tout de suite ! (Puis il continua en japonais :) Donne-moi mon pantalon, ma redingote et une chemise, maudit bancroche !
Fandorine revint dans la pièce vêtu de pied en cap, les cheveux partagés par une raie impeccable, mais encore tout rouge. Après ce qui venait de se passer, il n'imaginait même pas comment il allait pouvoir regarder en face sa visiteuse. Mais, contre toute attente, la comtesse avait recouvré son calme et examinait avec curiosité les nombreuses gravures japonaises accrochées au mur. Elle jeta un regard au visage confus du fonctionnaire, et dans ses yeux bleus qui rappelaient tant ceux de Sobolev passa un sourire rapide, aussitôt remplacé par l'expression la plus sérieuse.
- Monsieur Fandorine, je me suis permis de venir vous trouver parce que vous êtes un vieux camarade de Michel et que vous enquêtez sur les circonstances de sa mort. Mon mari est reparti hier soir avec le grand-duc. Pour affaires urgentes. C'est donc moi qui accompagnerai le corps de mon frère dans son dernier voyage. (Zinaïda Dmitrievna s'arrêta brutalement, comme si elle hésitait, se
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demandant s'il fallait continuer. Puis, avec détermination, comme on se jette à l'eau, elle lâcha :) Mon mari n'a pas emporté grand-chose. Or, dans l'une de ses redingotes laissées ici, la femme de chambre a trouvé ceci. Eugène est si distrait !
La comtesse tendit une feuille pliée en quatre et Fandorine remarqua qu'elle gardait dans sa main un autre papier.
Sur la feuille, un papier à en-tête du 4e corps d'armée, était écrit en français, de l'ample écriture de Sobolev :
Eraste Pétrovitch jeta à sa visiteuse un regard interrogateur, signifiant qu'il attendait des explications.
Pour une raison inconnue, la comtesse se mit à parler à voix basse :
- C'est très étrange. Mon mari ne m'avait pas parlé de cette rencontre avec Michel. Je ne savais d'ailleurs pas que mon frère était à Moscou. Eugène m'avait simplement dit que nous avions quelques visites à faire et qu'ensuite nous retournerions à Saint-Pétersbourg.
- C'est en effet étrange, reconnut Fandorine, constatant d'après le cachet que la dépêche avait été envoyée de Minsk le 16 par courrier spécial. Mais pourquoi ne pas avoir interrogé Son Altesse à ce sujet ?
Tout en se mordillant la lèvre, la comtesse lui tendit le second papier.
- Parce que Eugène m'a caché cela.
- Qu'est-ce que c'est ?
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- Un petit mot de Michel qui m'était destiné. Il était sans doute joint à la dépêche. Et j'ignore les raisons pour lesquelles Eugène ne me l'a pas transmis.
Eraste Pétrovitch prit la feuille. On voyait que le mot avait été griffonné à la hâte, à la dernière minute :
C'ejt
Je
une demi-ligne était barrée] ^4*1
Fandorine s'approcha de la fenêtre et colla le papier à la vitre avec l'intention de lire ce qui avait été barré.
- Ne vous fatiguez pas, je l'ai déjà déchiffré, dit dans son dos Zinaïda Dmitrievna, un léger tremblement dans la voix. Il avait écrit : " que ce soit notre dernière rencontre ".
L'assesseur de collège ébouriffa ses cheveux mouillés, qu'il venait tout juste de coiffer. Sobolev savait donc qu'un danger le menaçait. Et le duc le savait également. Ça, c'était nouveau... Il se retourna vers la comtesse :
- Pour le moment, je ne peux rien vous dire, madame, mais je vous promets de tirer les choses au clair. (Et, regardant bien en face les yeux remplis de désarroi de Zinaïda Dmitrievna, il ajouta :) Avec tout le tact et la d-délicatesse requis, cela va de soi.
A peine la comtesse partie, Eraste Pétrovitch se mit à sa table et, selon son habitude, désirant se concentrer, se lança dans des exercices de calligraphie,
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entreprenant de dessiner cette fois l'idéogramme signifiant " calme ". Mais alors qu'il n'en était qu'à son troisième essai et que la perfection était encore bien loin d'être atteinte, on frappa de nouveau à sa porte, de manière brusque et impérieuse.
Massa jeta un regard craintif à son maître en train d'officier, puis, sur la pointe des pieds, il s'avança vers la porte et ouvrit.
Sur le seuil se tenait Ekatérina Alexandrovna Golovina, la belle aux cheveux d'or, bien-aimée de feu Achille. Elle bouillait de colère et n'en paraissait que plus belle.
- Vous avez disparu ! s'écria la jeune femme en guise de salutation. Et moi j'attends, je deviens folle à rester ainsi dans l'ignorance. Qu'avez-vous découvert, Fandorine ? Je vous ai communiqué des informations de la plus haute importance, et vous êtes là à dessiner ! J'exige des explications !
- C'est moi, madame, qui exige des explications ! fit l'assesseur de collège, lui coupant la parole d'un ton tranchant. Prenez la peine de vous asseoir.