Et, la saisissant par le bras, il conduisit son invitée inattendue vers un fauteuil et l'y installa. Pour lui-même il approcha une chaise.
- Vous m'avez communiqué moins de choses que vous n'en saviez. Que tramait Sobolev ? Pourquoi craignait-il pour sa vie ? Qu'y avait-il de d-dangereux dans son voyage ? Pourquoi avait-il besoin de tant d'argent ? Et, d'une manière générale, pour quelle raison tous ces mystères ? Et enfin quelle est l'origine de votre brouille ? Vos réticences à parler m'ont amené à mal apprécier la situation, en conséquence de quoi un homme de g-grande valeur a trouvé la mort. Ainsi que plu-
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sieurs autres qui, s'ils n'avaient pas la même valeur, n'en avaient pas moins, eux aussi, une âme.
Golovina baissa la tête, et son visage délicat refléta toute une gamme de sentiments forts, mais visiblement assez divergents. Elle commença par des aveux.
- C'est vrai, j'ai menti en disant que je ne savais rien des projets de Michel. Il considérait que la Russie était en train de sombrer et voulait la sauver. Ces derniers temps, il ne parlait que de Constantinople, de la menace allemande, de la Grande Russie... Et il y a un mois, lors de notre dernière rencontre, il a soudain parlé de Bonaparte en me proposant d'être sa Joséphine... J'ai été épouvantée. Nous avions depuis toujours des points de vue différents. Il croyait à une mission historique des Slaves et à une voie de développement proprement russe. Pour ma part, j'ai toujours considéré et je considère encore que ce n'est pas des Dardanelles qu'a besoin la Russie, mais d'instruction et d'une Constitution. (Ekatérina Alexandrovna n'arriva plus à maîtriser sa voix et agita avec irritation son poing, comme pour s'aider à franchir un passage difficile.) Quand il a parlé de Joséphine, la panique s'est emparée de moi. J'ai craint de voir Michel brûler comme un papillon imprudent dans le feu puissant vers lequel l'attirait son orgueil... Mais j'ai eu plus peur encore de le voir arriver à ses fins. Il aurait pu réussir. Il est si déterminé, si fort, si chanceux... Enfin, il était. Quel homme serait-il devenu, s'il avait eu tout à coup le pouvoir de régler le destin de millions d'hommes ? Rien que d'y penser, j'en tremble. Il n'aurait plus été Michel, mais quelqu'un de tout autre.
- Et vous l'avez dénoncé ? demanda brutalement Eraste Pétrovitch. Horrifiée, Golovina se cabra :
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- Comment pouvez-vous penser une chose pareille ? Non, je lui ai simplement dit : " Choisis : ou c'est moi ou c'est tes projets. " Je connaissais d'avance la réponse. (Elle essuya ses larmes d'un geste rageur.) Mais il ne m'est pas venu une seconde à l'esprit que tout se terminerait par cette farce sinistre et grossière. Que le futur Bonaparte allait se faire tuer pour quelques liasses de billets... Comme il est dit dans la Bible : " Les orgueilleux connaîtront la honte. "
Elle agita ses deux mains, l'air de dire : c'est fini, je n'en peux plus, et éclata en sanglots sans plus essayer de se retenir.
Laissant passer le moment le plus aigu de l'émotion, Fandorine dit à mi-voix :
- Apparemment, il ne s'agit ici nullement de
b-billets.
- Et de quoi, alors ? fit Ekatérina Alexandrovna dans un hoquet. Il a quand même bien été tué, non ? Je sens confusément que vous réussirez à trouver la vérité. Jurez-moi de me dire toute la vérité sur sa mort.
Eraste Pétrovitch, confus, se détourna, en se disant que les femmes étaient incomparablement meilleures que les hommes, plus dévouées, plus sincères et plus entières. Pour autant qu'elles aiment vraiment, bien sûr.
- Mais certainement, bredouilla-t-il, sachant pertinemment qu'il n'en ferait rien et qu'il ne raconterait jamais à Ekatérina Alexandrovna tout ce qu'il savait sur la mort de son bien-aimé.
Là, il fallut interrompre la conversation, car apparut l'envoyé du général gouverneur venu chercher Fandorine.
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- Alors, qu'en est-il du contenu du coffre, Votre Excellence ? demanda l'assesseur de collège. Avez-vous découvert quelque chose d'intéressant ?
- Des tonnes de choses passionnantes, répondit le grand maître de la police d'un air satisfait. Le tableau des sombres méfaits du défunt s'est sensiblement éclairé. D faudra encore se livrer à quelques devinettes pour déchiffrer les notes financières. Notre petite abeille butinait beaucoup de fleurs, pas seulement Micha le Petit. Et de votre côté ?
- Quelques petites choses, répondit modestement Fandorine.
La conversation se déroulait dans le cabinet de travail du gouverneur. Dolgoroukoï lui-même n'était pas encore là, Son Excellence, au dire de son secrétaire, étant en train d'achever son repas.
Vladimir Andréiévitch parut enfin. Il entra, affichant un air grave et mystérieux, prit place à son bureau, s'éclaircit la voix comme pour faire une annonce officielle :
- Messieurs, j'ai reçu par le télégraphe une réponse de Saint-Pétersbourg à mon rapport détaillé. Comme vous le voyez, l'affaire a été jugée suffisamment importante pour que l'on agisse en toute diligence. En l'occurrence, je ne suis rien d'autre qu'une courroie de transmission. Voici ce qu'écrit le comte Tolstov : " Cher et respecté Vladimir Andréiévitch, en réponse à votre dépêche, j'ai l'honneur de vous faire savoir que le capitaine Pevtsov est en effet un collaborateur du chef du Corps des gendarmes et qu'il se trouve en ce moment à Moscou chargé d'une mission spéciale. Il lui avait été en particulier confié la tâche de subtiliser discrètement la serviette susceptible de contenir des documents d'importance nationale. L'autorité impériale
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a pris la décision de déclarer close l'enquête concernant la mon du général M. D. Sobolev, ce dont Evguéni Ossipovitch sera avisé officiellement par ailleurs. Pour avoir de sa propre autorité associé à une enquête secrète une personne privée, entraînant par là même la mort de cette dernière, l'autorité impériale donne l'ordre d'écarter le fonctionnaire chargé de missions spéciales Fandorine de son poste et de le consigner jusqu'à nouvel ordre dans son hôtel. D. A. Tolstov, ministre de l'Intérieur. "
Le prince écarta les mains d'un air désolé et dit à un Fandorine complètement bouleversé :
- Eh oui, mon ami, voilà comment les choses ont tourné. Mais, que voulez-vous, nos supérieurs sont meilleurs juges que nous !
Devenu blême, Eraste Pétrovitch se leva lentement. Non, c'était une punition finalement juste et non pas sévère du souverain qui venait de lui glacer le cour. Le pire, c'était l'échec honteux de l'hypothèse qu'il avait avancée avec un tel aplomb. Prendre un agent secret du gouvernement pour le principal coupable ! Quelle impardonnable erreur !
- Nous allons poursuivre un peu la discussion avec Evguéni Ossipovitch. Quant à vous, ne m'en veuillez pas, il vaut mieux que vous regagniez votre hôtel et que vous preniez un peu de repos, dit Dolgoroukoï avec commisération. Et ne vous laissez pas abattre. J'ai de la sympathie pour vous, je prendrai votre défense auprès de Saint-Pétersbourg.
L'assesseur de collège se dirigea vers la porte, la tête basse. Alors qu'il y arrivait presque, il fut interpellé par Karatchentsev :
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- Au fait, qu'avez-vous découvert dans son carnet ? demanda le général en lui faisant un petit clin d'oil en douce, l'air de dire : ce n'est rien, tout finira par s'arranger.
Après un court silence, Eraste Pétrovitch répondit :
- Rien de b-bien intéressant, Votre Excellence.
De retour à l'hôtel, Fandorine déclara depuis le seuil de sa chambre :
- Massa, je suis déshonoré et consigné ici. Je suis coupable de la mort de Grouchine. Et d'un. Je n'ai plus d'idées. Et de deux. La vie est terminée. Et de trois.
Eraste Pétrovitch alla à son lit, s'y laissa tomber tout habillé et s'endormit aussitôt.
La première chose que vit Fandorine en ouvrant les yeux fut le rectangle de la fenêtre embrasé par un coucher de soleil rosé.
Puis, par terre, au pied de son lit, ses mains solennellement posées sur ses genoux, il découvrit Massa, revêtu de son kimono noir de cérémonie, le visage grave, la tête fraîchement bandée.