- Pourquoi cet accoutrement ? demanda Eraste Pétrovitch, étonné.
- Vous avez dit, maître, que vous étiez déshonoré et que vous n'aviez plus d'idées.
- Oui, et alors ?
- Moi, j'ai une bonne idée. J'ai réfléchi à tout et je peux vous proposer une solution pour sortir dignement de cette situation difficile dans laquelle nous nous trouvons tous les deux. A mes innombrables fautes, j'en ai ajouté une nouvelle. J'ai enfreint l'étiquette européenne qui interdit de faire entrer une femme dans une salle de bains. Le fait que je ne comprenne pas cette étrange coutume ne m'excuse pas. J'ai appris par cour vingt-six pages du dictionnaire. Mais même cette rude épreuve n'a pas soulagé mon âme. En ce qui vous concerne, maître, vous l'avez dit vous-même, votre vie est
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terminée. Alors, puisqu'il en est ainsi, quittons l'existence ensemble. J'ai tout préparé, même l'encre et le pinceau pour que vous traciez votre poème d'adieu.
Fandorine s'étira, ressentant une douce ankylose dans ses articulations.
- Laissons cela, Massa, dit-il avec un bâillement voluptueux. J'ai une bien meilleure idée. Mais quelle est cette odeur délicieuse ?
- J'ai acheté des boubriks1 frais, c'est ce qu'il y a de meilleur en Russie après les femmes, répondit tristement le serviteur. La soupe au chou aigre dont tout le monde ici se nourrit est tout simplement une horreur, mais ces boubriks sont une invention merveilleuse. Je veux faire une dernière fois plaisir à mon hara avant de le fendre avec mon poignard.
- Essaye un peu ! dit l'assesseur de collège d'un ton menaçant. Donne-moi plutôt un boublik, je meurs de faim. Commençons par manger, ensuite au travail.
- Monsieur Klonov, chambre 19? répéta le " kellner " (c'est ainsi, à l'allemande, que l'on désignait à l'hôtel Métropole les employés d'un certain rang). Et comment donc, je m'en souviens parfaitement. Nous avons eu ce monsieur comme client, un marchand. Mais vous, mister, vous êtes de ses relations ?
Le soir venant, le somptueux coucher de soleil s'était brusquement éclipsé, pour faire place à un vent froid et une obscurité qui s'épaississait rapidement. Le ciel morose crachotait une bruine qui menaçait à la nuit de se transformer en pluie
1. Boublik, sorte de craquelin en forme d'anneau.
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torrentielle. Pour faire face aux conditions atmosphériques, Fandorine s'était habillé de façon à pouvoir affronter les éléments : casquette à visière recouverte d'une toile caoutchoutée, veste suédoise imperméable en peau mégis imperméable, galoches en caoutchouc. On ne pouvait pas avoir plus l'air étranger qu'il ne l'avait, ce qui expliquait sans doute la façon inattendue dont le kellner venait de s'adresser à lui. Au point où j'en suis, se dit l'assesseur de collège - et prisonnier en cavale par la même occasion -, autant risquer le tout pour le tout, et, se penchant par-dessus le comptoir, il murmura :
- Pas du tout, mon brave. Je suis le c-capitaine Pevtsov, du corps des gendarmes, et j'enquête sur une affaire secrète, de la plus haute importance.
- Compris, répondit le kellner, lui aussi à voix basse. Je vous renseigne tout de suite. Et il se mit à feuilleter le registre.
- Voilà, j'y suis. Nicolaï Nicolaiévitch Klonov, marchand de la première guilde. Arrivé le matin du 22, en provenance de Riazan. Reparti dans la nuit du jeudi au vendredi.
- Quoi ? ! s'écria Fandorine. Ce qui veut dire dans la nuit du 24 au 25 ?! La nuit, vous êtes bien sûr?
- Absolument. Je n'étais pas présent personnellement, mais c'est écrit dans le cahier. Voyez vous-même. Il a réglé sa note à quatre heures et demie du matin, auprès de l'équipe de nuit.
Le cour d'Eraste Pétrovitch se serra, en proie à cette frénésie que seuls connaissent les chasseurs les plus acharnés. Avec une feinte nonchalance, il demanda :
- Et à quoi ressemble-t-il, ce Klonov ?
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- Un monsieur digne, imposant. En un mot : un marchand de la première guilde.
- Mais encore, il a une barbe, un gros ventre ? Décrivez-le-moi. Il a des signes particuliers ? Le kellner réfléchit un instant.
- Non, il n'a pas de barbe et il n'est pas gros. Rien à voir avec les marchands de caricature, non, c'est un commerçant moderne. Qui s'habille à l'européenne. Physiquement... (Le kellner réfléchit.) Rien de spécial. Ses cheveux sont blonds. Signes particuliers... Ses yeux peut-être. Très clairs, comme parfois chez les gens du Nord.
Fandorine donna une grande tape sur le comptoir et eut un rictus carnassier. En plein dans le mille ! Il le tenait, le personnage clé. Il était arrivé le mardi, deux jours avant Sobolev, et reparti à l'heure précise où les officiers ramenaient le corps du général dans son appartement, alors que celui-ci venait d'être pillé. Cette fois, il chauffait. Non, il brûlait !
- Un homme imposant, dites-vous ? Il a sans doute reçu beaucoup de visites, des p-partenaires d'affaires ?
- Aucune. Une ou deux fois seulement on a vu se présenter des porteurs de dépêches. Tout semblait indiquer qu'il n'était pas à Moscou pour affaires mais plutôt pour prendre du bon temps.
- " Tout ", c'est-à-dire quoi ? demanda Fandorine. Le kellner sourit d'un air de conspirateur et lui glissa au creux de l'oreille :
- A peine arrivé, il a commencé à s'intéresser au beau sexe. Il voulait savoir quelles étaient à Moscou les petites dames les plus chics. Il recherchait exclusivement une blonde, bien faite, à la taille fine. C'est un monsieur qui a du goût.
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Eraste Pétrovitch fronça les sourcils d'un air contrarié. Les choses prenaient un tour étrange.
- C'est à vous qu'il en a parlé ?
- Non, c'est Timofeï Spiridonovitch qui me l'a rapporté. Il était kellner chez nous, à cette même place, dit l'homme en poussant un soupir faussement affligé. Il est décédé samedi, Timofeï Spiridonovitch, Dieu ait son âme ! Demain on dit une messe à son intention.
Fandorine fit un mouvement en avant :
- Comment cela " décédé " ? Et de quoi ?
- Oh, bêtement. C'était le soir, il rentrait chez lui, il a glissé, et sa nuque a heurté une pierre. C'est arrivé tout près d'ici, dans une cour d'immeuble. Il a vécu, il est mort... Dieu est maître de nos destinées. (Le kellner se signa.) J'étais son adjoint. Maintenant, j'ai monté d'un cran. Mais hélas, quelle tristesse pour ce pauvre Timofeï Spiridonovitch...
- Ainsi, Klonov aurait parlé avec lui des petites dames de Moscou, c'est cela ? demanda l'assesseur de collège, sentant avec acuité que le voile qui obscurcissait ses yeux allait tomber d'une seconde à l'autre et le tableau des événements lui apparaître dans toute sa cohérence, sa clarté et sa logique. Timofeï Spiridonovitch ne vous a rien dit de plus précis ?
- Oh, que si ! Mon défunt collègue était bavard comme tout. Il m'a raconté qu'il avait énuméré au 19 (entre nous, nous désignons les clients par leur numéro de chambre) toutes les Moscovites blondes d'une certaine classe. Et c'est surtout mademoiselle Wanda, de l'Alpenrose, qui l'a intéressé.
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Eraste Pétrovitch ferma les yeux une seconde. Il avait tourné 1 echeveau dans tous les sens, et voilà qu'il venait d'en apercevoir le bout.
- Vous ?
Enveloppée dans une mantille, Wanda se tenait sur le seuil de sa porte et considérait avec effroi l'assesseur de collège, dont la veste de cuir mouillée, reflétant la lumière de la lampe, paraissait bordée d'un halo étincelant. Derrière son visiteur tardif, un rideau de pluie bruissait et bougeait, tandis qu'au-delà tout n'était plus qu'obscurité. De petits ruisselets s'écoulaient de la veste.
- Entrez, monsieur Fandorine, vous êtes trempé.
- Le plus étonnant, dit Fandorine en guise de salutation, c'est que vous, mademoiselle, vous soyez encore en vie.
- Grâce à vous, dit la chanteuse, un léger frisson parcourant ses épaules. J'ai toujours sous les yeux ce couteau en train de se rapprocher de plus en plus de ma gorge... Je n'arrive plus à dormir la nuit. Ni à chanter non plus.