- Je ne pensais pas du tout à Herr Knabe, mais à Klonov, dit Fandorine, le regard rivé sur les immenses yeux verts. Parlez-moi de cet intéressant personnage.
Wanda s'étonna-t-elle ou feignit-elle 1 etonnement, difficile à dire.
- Klonov ? Nicolaï Klonov ? Que vient-il faire ici ?
- Voilà précisément ce que nous allons de ce pas essayer d'élucider.
Ils entrèrent dans le salon et s'assirent. Seule la lampe de la table était allumée, et le châle vert qui
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la recouvrait transformait la pièce en monde sous-marin. Me voici au royaume de la magicienne des mers, se dit Eraste Pétrovitch avant de chasser résolument de son esprit toute pensée inopportune.
- Parlez-moi de Klonov, marchand de la p-pre-mière guilde.
Wanda le débarrassa de sa veste mouillée, qu'elle posa par terre sans se soucier le moins du monde du somptueux tapis persan.
- Très séduisant, fit-elle d'un ton rêveur, et Eraste Pétrovitch ressentit quelque chose comme une piqûre de jalousie, à laquelle pourtant il n'avait aucun droit. Calme, sûr de lui. Un homme bien et un merveilleux compagnon, tel qu'on en rencontre rarement. Personnellement, en tout cas, ce n'est pas le genre d'homme qui recherche ma compagnie. Il vous ressemble un peu, d'ailleurs. (Elle eut un léger sourire, et Fandorine se sentit mal à l'aise. Elle était en train de l'ensorceler.) Mais je ne comprends pas, pourquoi vous intéressez-vous à lui?
- Cet homme n'est pas celui qu'il p-prétend être. Il n'est pas du tout marchand.
Wanda se détourna à demi, et son regard devint absent.
- Cela ne m'étonne pas. Mais je suis habituée à ce que chacun ait ses secrets. Je m'efforce de ne pas me mêler des affaires des autres.
- Vous êtes une personne perspicace, mademoiselle, sans cela je pense que vous n'auriez pas pu prospérer dans votre... profession. (Eraste Pétrovitch se troubla, conscient de ne pas avoir très bien choisi son expression.) Est-il possible que
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vous n'ayez jamais ressenti une m-menace émanant de cet homme ?
La chanteuse se tourna brusquement vers Fandorine.
- Si, si. Parfois. Mais comment le savez-vous ?
- J'ai de solides raisons de croire que Klonov est un homme extrêmement dangereux, dit Fandorine avant d'ajouter sans la moindre transition : C'est lui qui vous a fait rencontrer Sobolev, n'est-ce pas ?
- Non, absolument pas, répondit Wanda tout aussi hâtivement.
Un peu trop hâtivement peut-être ?
Apparemment, elle l'avait senti et jugea bon de se corriger :
- En tout cas il n'a rigoureusement rien à voir avec la mort du général, ça, je vous le jure ! Les choses se sont passées exactement comme je vous les ai racontées.
Cette fois elle disait la vérité, ou croyait la dire. Tous les signes : les modulations de sa voix, ses gestes, les mouvements des muscles de son visage étaient rigoureusement ce qu'ils devaient être. Toutefois, il n'était pas exclu que mademoiselle Tollé fût une excellente comédienne en puissance.
Eraste Pétrovitch changea de tactique. Les maîtres de la psychologie policière enseignent ceci : si l'on soupçonne la personne interrogée de ne pas être sincère mais seulement de feindre de l'être, il convient de l'assaillir de questions rapides et inattendues n'exigeant qu'une réponse très brève :
- Klonov connaissait-il l'existence de Knabe ?
- Oui, mais quel...
- Vous a-t-il parlé d'une serviette ?
- Quelle serviette ?
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- A-t-il mentionné Khourtinski ?
- Qui est-ce ?
- Porte-t-il une arme ?
- Je crois que oui. Mais est-ce que la loi Tinter...
- Avez-vous l'intention de le revoir ?
- Oui. C'est-à-dire...
Wanda pâlit et se mordit la lèvre. Eraste Pétro-vitch comprit qu'elle allait recommencer à mentir, et, rapidement, sans lui en donner le temps, il adopta un ton différent, très sérieux, confiant, persuasif :
- Vous devez me dire où il se trouve. Si je me trompe et qu'il ne soit pas celui que je crois, mieux vaut pour lui se laver au plus vite de tout soupçon. Mais si je ne me trompe pas, sachez que cet homme est terrible et qu'il n'a rien de commun avec celui que vous imaginez. Pour autant que je comprenne sa logique, il ne vous laissera pas en vie, ce n'est pas dans ses principes. Je suis d'ailleurs surpris que vous ne soyez pas encore à la morgue la plus proche. Alors, comment puis-je le trouver, votre Klonov ?
Elle se taisait.
- Parlez. (Fandorine lui prit la main. Elle était froide, mais le pouls était rapide.) Je vous ai déjà sauvé la vie une fois, et j'ai l'intention de recommencer. Et je vous jure que, s'il n'est pas un meurtrier, je ne le toucherai pas.
Wanda regardait le jeune homme, les pupilles dilatées. Elle était en proie à une lutte intérieure, et Fandorine se demandait comment faire pencher le plateau de la balance en sa faveur. Mais tandis qu'il s'interrogeait anxieusement, le regard de Wanda retrouva sa fermeté : une pensée qu'Eraste
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Pétrovitch ne sut pas décrypter venait de l'emporter.
- Je ne sais pas où il est, prononça la chanteuse d'un ton sans appel.
Fandorine se leva immédiatement et prit congé sans un mot de plus. A quoi bon ?
L'important était qu'elle devait revoir Klonov-Pevtsov. Pour parvenir au but, il suffisait donc de mettre en place une surveillance intelligente. L'assesseur de collège s'arrêta en plein milieu de la rue Pétrovka, sans prêter attention à la pluie qui, il est vrai, n'était plus aussi déchaînée qu'auparavant.
Une surveillance ? Quelle surveillance ? Il était censé être en état d'arrestation avec interdiction de sortir de son hôtel. Il ne trouverait personne pour l'aider, et, tout seul, il n'avait aucun moyen d'organiser une surveillance sérieuse. Il faudrait, pour cela, disposer d'au moins cinq ou six agents expérimentés.
Pour sortir sa réflexion de l'ornière dans laquelle elle était enlisée, Fandorine frappa huit fois dans ses mains, vite et fort. A l'abri sous leurs parapluies, les passants s'écartèrent de ce fou, tandis qu'un sourire satisfait éclairait le visage de l'assesseur de collège. Une idée originale lui était venue à l'esprit.
En entrant dans le vaste hall du Dusseaux, Eraste Pétrovitch se dirigea directement vers la réception.
- Mon brave, dit-il, s'adressant d'une voix autoritaire au réceptionniste, appelle-moi donc l'hôtel Angleterre, rue Pétrovka, et retire-toi, je dois avoir une c-conversation confidentielle.
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Le portier, qui avait eu tout le temps de s'habituer au comportement énigmatique de l'important fonctionnaire de la chambre 20, s'inclina, promena son doigt sur la liste des abonnés au téléphone accrochée au mur, trouva ce qu'il cherchait et décrocha le cornet.
- Vous avez l'Angleterre, monsieur Fandorine, dit-il en tendant l'écouteur à l'assesseur de collège.
Une voix grinçante se fit entendre à l'autre bout du ficlass="underline"
- Qui est à l'appareil ?
Eraste Pétrovitch lança un regard impatient au réceptionniste qui se retira docilement dans le coin le plus éloigné du hall.
Alors seulement, les lèvres littéralement collées au microphone, Fandorine demanda :
- Veuillez faire venir madame Wanda à l'appareil. Dites-lui que c'est un appel urgent de monsieur Klonov. Oui, c'est cela, Klonov !
Le cour du jeune homme se mit à battre plus vite. L'idée qu'il venait d'avoir était nouvelle et d'une simplicité insolente. Elle tenait au fait que, bien qu'extrêmement commode et chaque jour plus populaire parmi les habitants de Moscou, la téléphonie était encore loin d'avoir atteint la perfection. On arrivait pratiquement toujours à comprendre ce qui était dit, mais la membrane ne transmettait ni le timbre ni les nuances de la voix. Dans le meilleur des cas, et encore pas toujours, on distinguait une voix féminine d'une voix masculine, mais pas plus. Les journaux annonçaient que mister Bell, le grand inventeur, travaillait à un nouveau modèle destiné à transmettre les sons d'une manière plus fidèle. Cependant, comme l'observe si bien la sagesse chinoise, les imperfec-