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tions ont leur charme. Eraste Pétrovitch n'avait encore jamais entendu dire que quelqu'un se fût fait passer pour un autre dans une conversation téléphonique. Pourquoi ne pas tenter l'expérience ?
Une voix perçante, entrecoupée de craquements, qui ne ressemblait aucunement au contralto de Wanda retentit dans l'écouteur.
- Kolia, c'est toi ? Quelle chance que tu aies eu l'idée de me téléphoner.
" Kolia " ? " toi " ? Hmm !
Parlant vite, avalant la moitié des syllabes, Wanda continuait de crier dans l'appareil :
- Kolia, tu es en danger ! Je viens tout juste de recevoir la visite d'un homme qui te recherche !
- Qui ? demanda Fandorine.
Puis il retint son souffle, sûr d'être démasqué.
Mais Wanda répondit comme si de rien n'était :
- Un policier. É est très intelligent et très habile. Kolia, il m'a dit sur toi des choses horribles !
- Bêtises, rétorqua brièvement Eraste Pétrovitch tout en se disant que la femme fatale était très sérieusement éprise du capitaine des gendarmes de la première guilde.
- C'est vrai ? C'est bien ce que je me disais ! Mais ça m'a tout de même bouleversée ! Kolia, pourquoi m'appelles-tu ? Il y a quelque chose de changé ?
Il se taisait, cherchant fébrilement que répondre.
- On ne se voit plus demain... main ? (Il y eut sur la ligne un effet d'écho, et Fandorine se boucha la seconde oreille, car il devenait difficile de suivre les propos précipités de Wanda.) Tu m'avais pourtant promis de ne pas partir sans me dire au revoir... voir ! Tu ne vas pas me faire ça... ça !
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Kolia, pourquoi ne dis-tu rien... rien ? Notre rendez-vous est annulé... lé ?
- Non ! (Puis, prenant son courage à deux mains, il hasarda une phrase plus longue :) Je voulais juste m'assurer que tu avais bien tout noté.
- Quoi ? T'assurer de quoi ? Visiblement, de son côté, Wanda entendait elle aussi très mal, ce qui tombait parfaitement.
- Que tu avais bien tout noté ! cria Fandorine.
- Mais oui, bien sûr... sûr ! Hôtellerie du monastère de la Trinité, à six heures, chambre 7. Entrer par la cour, frapper deux fois, trois fois et encore deux fois... fois. On pourrait peut-être repousser quand même un peu. Six heures, c'est tôt... tôt. Cela fait une éternité que je ne me suis pas levée à une heure pareille... reille !
- Si tu veux, déclara l'assesseur de collège avec de plus en plus d'assurance tout en répétant dans sa tête : six heures, chambre 7, entrer par la cour, frapper deux fois, trois fois, deux fois. A sept heures, alors. Mais pas plus tard. J'ai des choses à faire après.
- Très bien, à sept heures ! cria Wanda.
L'écho et les grésillements avaient brusquement disparu, et sa voix avait résonné avec une netteté parfaite jusqu'à devenir pratiquement reconnais-sable. Et dans cette voix avait percé une telle joie que Fandorine se sentit honteux.
- Je raccroche, dit-il.
- D'où téléphones-tu ? Où es-tu ?
Eraste Pétrovitch remit le cornet sur son support et donna un tour de manivelle. La mystification téléphonique venait de se révéler terriblement facile. Il faudrait s'en souvenir dans l'avenir afin de ne pas en être victime soi-même. Définir un mot de passe pour chacun de ses correspondants ? Pas
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pour chacun, bien sûr, mais, disons, pour les agents et pour les affaires secrètes.
Mais il n'avait pas le temps de penser à cela pour le moment.
Il pouvait oublier sa sanction. Désormais, il avait quelque chose à présenter à ses supérieurs. L'insaisissable et presque immatériel Klonov-Pevtsov serait demain à six heures à l'hôtellerie d'un certain monastère de la Trinité. Dieu sait où se trouvait ce monastère mais, de toute façon, il ne pouvait rien faire sans Karatchentsev. Il fallait procéder à une arrestation dans les formes et avec tous les moyens appropriés. Pas question qu'il s'échappe, le lascar.
Située sur le boulevard de Tver, la résidence du grand maître de la police était l'une des curiosités de la vieille capitale. Sa façade donnant sur cette artère vénérable qui, par beau temps, était le lieu de promenade favori de la meilleure société moscovite, l'immeuble d'un étage, jaune comme beaucoup d'administrations, avait l'air de protéger et en un sens de bénir la manière élégante et paisible qu'avait ce public choisi de passer le temps. Promenez-vous, gens éclairés, semblait-il dire, respirez l'odeur des tilleuls, et que les grognements de l'énorme ville semi-asiatique, peuplée essentiellement d'individus incultes et grossiers, ne vous inquiètent pas. Le pouvoir est là qui veille sur la civilisation et sur l'ordre. Le pouvoir ne dort jamais.
Eraste Pétrovitch eut l'occasion de vérifier cette dernière assertion en sonnant peu avant minuit à la porte de la célèbre bâtisse. Il y fut reçu non par un concierge, mais par un gendarme portant sabre et revolver. Celui-ci écouta d'un air sévère
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et sans un mot le visiteur nocturne, se contentant de le faire attendre sur le seuil pendant qu'il appelait l'adjudant de service à l'aide d'une sonnette électrique. Par chance, Fandorine connaissait l'adjudant en question puisqu'il s'agissait du capitaine Svertchinski. Celui-ci reconnut non sans mal, en l'homme du monde à l'allure anglaise, le mendiant dépenaillé dont l'arrivée le matin même à la direction avait provoqué un tel tohu-bohu, et se montra d'une extrême amabilité. Fandorine apprit que, comme tous les soirs avant de se coucher, Evguéni Ossipovitch faisait un petit tour sur le boulevard. Il aimait s'adonner à cet exercice nocturne et s'y livrait qu'il pleuve ou qu'il vente.
Eraste Pétrovitch ressortit sur le boulevard, marcha quelques minutes en direction du Pouchkine de bronze et, en effet, vit venir à sa rencontre, d'un pas mesuré, la silhouette familière vêtue d'une longue capote de cavalier dont le capuchon était rabattu sur le front. A peine l'assesseur de collège accéléra-t-il le pas en direction du général que, sans qu'on sût d'où elles venaient, comme sorties de terre, deux ombres silencieuses surgirent à ses côtés, tandis que deux autres, tout aussi résolues, se matérialisaient dans son dos. Eraste Pétrovitch hocha la tête : la voilà bien, l'illusoire solitude de l'homme d'Etat en ces temps de terrorisme politique. Pas un seul pas dehors sans une garde rapprochée. Mon Dieu, dans quel abîme la Russie était-elle en train de rouler...
Les deux ombres avaient déjà pris Fandorine par les bras, doucement, mais fermement.
- Eraste Pétrovitch, quel hasard ! s'exclama Karatchentsev, l'air ravi, avant de crier aux deux
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agents : Ouste, ça va ! Ça alors, et moi qui étais justement en train de penser à vous. Dois-je en conclure que vous avez renoncé à rester consigné à votre hôtel ?
- En effet, Votre Excellence. Evguéni Ossipovitch, entrons, le temps p-presse.
Le général ne posa aucune question et prit immédiatement la direction de sa résidence. Il marchait à grands pas, jetant de temps à autre un regard de biais à son compagnon.
Ils pénétrèrent dans le vaste cabinet ovale et s'assirent de part et d'autre de la longue table recouverte d'un drap vert. Le grand maître de la police cria :
- Svertchinski, ne vous éloignez pas ! On peut avoir besoin de vous !
Quand la porte capitonnée de cuir se ferma sans le moindre bruit, Karatchentsev demanda avec impatience :
- Alors ? Une piste ?
- Mieux, annonça Fandorine. Le criminel. En personne. Vous p-permettez que je fume ?
Tout en tirant sur son cigare, l'assesseur de collège rendit compte du résultat de ses investigations.
Karatchentsev s'assombrissait de plus en plus. Quand Fandorine eut fini, il se gratta le front d'un air préoccupé et rejeta une mèche rebelle.
- Et comment interprétez-vous ce rébus ? Eraste Pétrovitch secoua une petite colonne de cendre.
- Sobolev était en train de manigancer une action très audacieuse. Peut-être un coup d'Etat dans l'esprit du xvme siècle. Bref, ce que les Allemands appellent un putsch. Vous savez aussi bien que moi combien Mikhaïl Dmitriévitch était