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p-populaire dans l'armée et dans le peuple. Quant à l'autorité du pouvoir impérial, elle est aujourd'hui tellement dégradée... Mais je ne vais pas vous expliquer cela, à vous qui avez à votre disposition toute la direction de la gendarmerie, laquelle vous rapporte les moindres rumeurs.

Le grand maître de la police acquiesça d'un signe de tête.

- En fait, je ne sais rien du complot. Sobolev se prenait-il pour Bonaparte ou bien, ce qui paraît plus vraisemblable, avait-il l'intention d'installer sur le trône un autre membre de la famille impériale ? Je l'ignore, et je n'ai pas envie de jouer aux d-devinettes. D'ailleurs, pour la tâche qui nous incombe à tous les deux, cela n'est pas essentiel.

Karatchentsev se contenta de répondre par un petit mouvement de la tête puis défit son col brodé d'or. De petites gouttes de sueur perlèrent à la racine de son nez.

- Bref, notre Achille s'était lancé dans une opération de grande envergure, continua comme si de rien n'était l'assesseur de collège, avant de lâcher en direction du plafond une volute de fumée de toute beauté. Mais il avait des ennemis secrets et très p-puissants qui étaient au courant de ses projets. Klonov, alias Pevtsov, est leur homme. Avec son aide, le parti des opposants à Sobolev a pris la décision de se débarrasser du nouveau Bonaparte, mais discrètement, en simulant une mort naturelle. Ce qui a été fait. L'exécuteur de cette ouvre a été aidé par notre ami Khourtinski qui était lié à ce p-parti et qui, selon toute vraisemblance, était le représentant de ses intérêts à Moscou.

- Eraste Pétrovitch, pas si vite, supplia le grand maître de la police. Vous me donnez le tournis. De

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quel parti s'agit-il ? Où est-il localisé ? Chez nous, au ministère de l'Intérieur ? Fandorine haussa les épaules :

- C'est très possible. En tout cas, les choses ne se sont pas faites à l'insu de votre chef, le comte Tolstov. Souvenez-vous de sa lettre justifiant le comportement de Khourtinski et de la dépêche couvrant Pevtsov. Khourtinski s'est révélé un déplorable exécutant. Le conseiller aulique était trop cupide, il s'est laissé subjuguer par le m-mil-lion de Sobolev et a décidé de lier l'utile à l'agréable. Mais le personnage central de toute cette affaire est incontestablement l'homme blond aux yeux clairs.

A ce point de son récit, l'assesseur de collège eut un sursaut, une nouvelle idée venait de traverser son esprit.

- Attendez... Peut-être est-ce encore plus c-com-pliqué ! Mais oui, bien sûr !

Il bondit de sa chaise et se mit à arpenter le cabinet d'un pas rapide. Craignant d'interrompre le mouvement de la pensée du très intelligent fonctionnaire, le général se contentait de le suivre du regard.

- Le ministre de l'Intérieur n'a pas pu organiser l'assassinat du général Sobolev, quels qu'aient été les plans de ce dernier ! C'est un non-sens ! (Eraste Pétrovitch était si ému qu'il avait cessé de bégayer.) Il y a de très fortes chances pour que notre Klonov ne soit pas le capitaine Pevtsov dont parle le comte dans sa lettre. Le vrai Pevtsov n'est sans doute plus de ce monde. Tout porte à croire qu'il s'agit d'une opération extrêmement rusée montée de telle sorte que, en cas d'échec, tout

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retombe sur votre département ! C'est cela ! J'ai compris !

Emporté par son imagination, l'assesseur de collège frappa plusieurs fois de suite dans ses mains d'une façon si inattendue que le général, qui écoutait avec une attention extrême, faillit sauter en l'air.

- Supposons que le ministre soit au courant du complot de Sobolev et qu'il mette en place une surveillance secrète du général. Et d'un. Quelqu'un d'autre est, lui aussi, informé et veut éliminer Sobolev. Et de deux. A la différence du ministre, cet individu ou, plus vraisemblablement, ces individus, que nous appellerons " opposants au complot ", ne sont pas liés par la loi et poursuivent des buts qui leur sont propres.

- Quels buts ? finit par demander d'une voix faible le grand maître de la police, définitivement dépassé.

- Le pouvoir, sans doute, répondit négligemment Fandorine. Que peut-on viser d'autre quand l'intrigue se situe à un niveau pareil ? Les opposants au complot avaient à leur disposition un exécutant particulièrement inventif et entreprenant que nous connaissons sous le nom de Klonov. Le fait que celui-ci n'ait rien à voir avec le monde des marchands ne fait aucun doute. Il s'agit d'un homme exceptionnel, doté de talents immenses. Un homme invisible, insaisissable et invulnérable. Doué d'ubiquité, il est arrivé partout avant nous et a toujours porté le fer le premier. Bien que nous ayons, vous et moi, fait preuve d'une grande célérité, il nous a toujours devancés.

- Et si c'était quand même un capitaine de la gendarmerie et qu'il agisse avec la caution du ministre? demanda Karatchentsev. Et si... (Il avala sa salive.) Et si l'élimination de Sobolev avait

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reçu la sanction suprême ? Excusez-moi, Eraste Pétrovitch, mais nous sommes, vous et moi, du métier, et nous savons pertinemment que la défense des intérêts de l'Etat nécessite parfois de recourir à des moyens non-traditionnels. Fandorine haussa les épaules :

- Pourquoi dans ce cas subtiliser la serviette, et le faire à la direction de la gendarmerie ? Dans la mesure où elle était arrivée entre vos mains, vous l'auriez fait parvenir à Saint-Pétersbourg, à ce même comte Tolstov, par les instances normales. Pourquoi compliquer les choses ? Non, le ministère n'est pour rien dans cette affaire. En outre, assassiner un héros aussi populaire dans le pays, c'est autre chose que d'étrangler le général Piche-gru dans sa prison. Se débarrasser de Mikhaïl Dmi-triévitch Sobolev, au mépris de toute légalité ? Non, Evguéni Ossipovitch, quelles que soient les imperfections de notre pouvoir, c'est trop. Je ne peux pas croire cela.

- C'est vrai, vous avez raison, reconnut Karatchentsev.

- En plus, la légèreté avec laquelle ce Klonov commet ses crimes ne ressemble vraiment pas aux méthodes d'un homme du service impérial.

Le chef de la police leva la main :

- Attendez, attendez, ne vous emballez pas ! De quels meurtres parlez-vous ? En fait, nous ne savons toujours pas si Sobolev a été assassiné ou s'il est mort de sa belle mort. D'après les conclusions de l'autopsie, il est mort naturellement.

- Non, il a été tué, trancha Eraste Pétrovitch. Même si on ne comprend pas l'absence de traces de poison. Si nous avions su alors ce que nous savons aujourd'hui, nous aurions probablement

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donné pour instruction au professeur Welling de procéder à une autopsie plus fouillée. Il était convaincu d'avance que la mort avait des causes naturelles, or l'orientation initiale influe grandement sur la suite. Par ailleurs, dit l'assesseur de collège, s'immobilisant face au général, Sobolev n'est pas le seul à avoir été tué. Klonov a pris la peine de couper toutes les pistes. Je suis persuadé qu'on lui doit la mort mystérieuse de Knabe. Réfléchissez un instant, est-ce que les Allemands, même affolés, auraient supprimé un officier de leur état-major général ? On ne procède pas de la sorte dans les pays civilisés. Au pis, ils l'auraient poussé à se tirer une balle dans la tête, mais un coup de couteau de cuisine dans le ventre ? Non, c'est invraisemblable ! En revanche, cela arrangeait parfaitement Klonov. Nous étions fermement persuadés, vous et moi, que l'affaire était tirée au clair. Si n'avait surgi la serviette et son million, nous aurions mis un point final à l'enquête. Je trouve également très suspecte la mort brutale du kellner du Métropole. Ce malheureux Timofeï Spiridonovitch n'avait sans doute pas commis d'autre crime que d'aider Klonov à trouver la femme qu'il lui fallait pour exécuter son plan, Wanda en l'occurrence. C'est terrible, Evguéni Ossipovitch, maintenant tout me paraît suspect ! s'écria Fandorine. Même la mort de Micha le Petit ! Même le suicide de Khourtinski !