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tuera pas tout de suite, il voudra d'abord mesurer mon niveau d'information, savoir d'où je viens et où est mon intérêt. Et nous exécuterons, lui et moi, un élégant pas de deux: je lui entrouvrirai un peu le rideau, lui me fera une petite confidence ; ce sera de nouveau mon tour, p-puis le sien. Convaincu de pouvoir se débarrasser de moi à sa guise, Klonov sera plus bavard que si on l'arrête. Je ne vois pas d'autre moyen.

- Mais le risque est considérable ! dit Karat-chentsev. Si vous ne vous trompez pas et qu'il soit à ce point virtuose dans l'art de tuer, on peut s'attendre à tout...

Eraste Pétrovitch haussa les épaules avec désinvolture :

- Comme l'a dit Confucius, l'homme bien né doit assumer lui-même la responsabilité de ses fautes.

- Eh bien, dans ce cas, bonne chance ! Vous entreprenez là une grande chose. C'est soit la couronne de lauriers, soit la couronne d'épines, dit le grand maître de la police, la voix vibrant d'émotion, avant de serrer fermement la main de Fando-rine. Retournez à votre hôtel, Eraste Pétrovitch, et reposez-vous comme il faut. Ne vous souciez de rien, je vais préparer l'opération personnellement. Je ferai cela au mieux. Au matin, en allant à la Trinité, vous verrez de vos yeux si oui ou non mes gaillards savent se camoufler.

- Vous parlez comme notre héroïne de conte, Vassilissa la Très Sage, Votre Excellence, dit l'assesseur de collège en riant de toutes ses dents : Va te coucher, Ivan, la nuit porte conseil. D'ailleurs, c'est vrai, je suis un peu fatigué, et la tâche qui m'attend ne sera pas très aisée. Je serai à la Trinité à six heu-

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res précises. Le signal par lequel j'appellerai vos agents à la rescousse sera un coup de sifflet. Jusque-là, qu'ils ne se mêlent de rien, quoi qu'il arrive... Et, en cas de malheur, ne le laissez pas vous échapper ! C'est une demande p-personnelle, Evguéni Ossipovitch.

- Ne vous inquiétez pas, dit le général avec le plus grand sérieux, sans lâcher la main du jeune homme. Tout sera parfait. Je vais faire appel à mes agents les plus brillants et en quantité largement suffisante. Mais vous, espèce de tête brûlée, essayez tout de même d'être prudent !

Il y avait bien longtemps qu'Eraste Pétrovitch avait appris à se réveiller à l'heure qu'il s'était fixée en se couchant. A cinq heures précises, il ouvrit les yeux et sourit, car, juste au même instant, un bout de soleil se montra derrière la fenêtre, qui lui donna l'impression qu'un chauve à la bouille toute ronde jetait des regards indiscrets dans la pièce.

Tout en sifflotant un air de L'Elixir d'amour, Fandorine se rasa et non sans plaisir admira son fort joli visage dans le miroir. Un samouraï ne doit pas déjeuner avant un combat, raison pour laquelle, au lieu de prendre sa tasse de café habituelle, l'assesseur de collège fit quelques exercices avec ses haltères, après quoi, méthodiquement, sans hâte, il entreprit de s'équiper. Il s'arma de la manière la plus complète possible, car l'adversaire s'annonçait sérieux.

Massa aida son maître, tout en manifestant une inquiétude de plus en plus vive. Finalement, il ne put s'empêcher d'exprimer sa pensée :

- Maître, vous avez ce visage quand la mort est très proche.

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- Tu sais bien que chaque matin, en se réveillant, l'authentique samouraï doit être prêt à affronter la mort, plaisanta Fandorine tout en enfilant un veston de tussor clair.

- Au Japon, vous m'emmeniez toujours avec vous, se plaignit le serviteur. Je sais, j'ai failli déjà deux fois, mais cela ne se reproduira pas, je le jure ! Sinon, que je naisse méduse dans ma prochaine vie ! Prenez-moi avec vous, maître, je vous en supplie !

Fandorine donna une tape affectueuse sur son petit nez :

- Cette fois, tu ne pourrais m'être d'aucune aide. Je dois être seul. D'ailleurs, je ne serai pas seul du tout, j'aurai avec moi toute une armée de policiers. C'est mon adversaire qui, lui, sera complètement seul.

- Il est dangereux ?

- Très. C'est l'homme qui t'a dupé pour voler la serviette.

Massa renifla, fronça ses rares sourcils et ne dit plus rien.

Eraste Pétrovitch décida de remonter la rue Pokrovka à pied. Que Moscou était donc belle après la pluie ! Fraîcheur, voile rosé du jour naissant, silence. S'il fallait mourir, que ce soit au moins par un matin aussi divin, se dit l'assesseur de collège, se morigénant immédiatement pour cette tendance au mélodrame. D'un pas de promeneur, tout en sifflotant, il atteignit la place de la Loubianka où des cochers faisaient boire leurs chevaux à la fontaine. Là, il tourna dans la rue Solianka et aspira avec délice une odeur de pain

frais qui s'échappait des fenêtres ouvertes d'une boulangerie en sous-sol.

Il arrivait à la ruelle dans laquelle il devait s'engager. Les maisons devenaient plus misérables, le trottoir plus étroit, et à l'abord même de la Trinité, le paysage perdit brusquement tout son charme : chaussée parsemée de flaques, palissades de guingois, murs lépreux. Eraste Pétrovitch eut beau regarder, il ne vit pas trace du cordon de police, ce qui le réjouit.

A l'entrée de la cour, il regarda sa montre : six heures moins cinq. C'était le moment. Le portail était en bois et portait une pancarte toute gauchie indiquant : Hôtellerie de la Trinité. Les constructions étaient toutes de plain-pied, et chaque garni avait sa propre entrée. Numéro un, deux, trois, quatre, cinq, six. Le sept devait se trouver à gauche, juste après l'angle.

Pourvu que Klonov ne commence pas à tirer avant même d'engager toute discussion. Il fallait préparer une phrase susceptible de le décontenancer. Par exemple : " Bonjour de mademoiselle Wanda ! " Ou, plus compliqué : " Savez-vous que Sobolev est en fait vivant ? " Le tout étant de conserver l'initiative. Pour la suite, il faudrait se laisser guider par l'intuition. En attendant, le Hers-tal pesait dans la poche, rassurant.

Eraste Pétrovitch passa le portail d'un pas résolu. Un concierge en grand tablier crasseux promenait paresseusement son balai dans une flaque. Il jeta un regard par en dessous à l'élégant visiteur, et Eraste Pétrovitch lui décocha un petit clin d'oil à peine perceptible. Convaincant, le concierge, rien à dire. Devant l'entrée, un autre agent jouait l'ivrogne : il ronflait, sa casquette ramenée sur son

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visage. Pas mal non plus. Fandorine se retourna et vit, trottinant dans la rue, une petite bonne femme boulotte emmitouflée jusqu'aux yeux dans un gros châle à ramages et vêtue d'une houppelande informe. Cette fois c'est trop, se dit Fandorine en hochant la tête. Ça tourne à la farce.

Le meublé sept était effectivement le premier après le coin et donnait sur une cour intérieure. Il possédait un petit perron de deux marches. Sur la porte, à la peinture blanche, était grossièrement barbouillé " N° 7 ".

Eraste Pétrovitch s'arrêta, emplit ses poumons d'air, puis les vida par petites expirations régulières.

Il leva la main et frappa doucement.

Deux fois, trois fois, puis encore deux fois.

Deuxième partie Akhimas

Son père s'appelait Pélet, ce qui en hébreu signifie " la fuite ". L'année de sa naissance, les Frères du Christ, installés en Moravie depuis deux cents ans, avaient été frappés par le malheur. L'empereur avait mis fin au privilège qui dispensait du service militaire les hommes de la communauté. Il venait d'entreprendre une grande guerre contre un autre empereur et avait besoin de beaucoup de soldats.