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ter Kokorine et encore moins de miss Béjetskaïa, et l'information concernant le testament du suicidé l'a terriblement bouleversée. C'est bien cela ? Eraste Pétrovitch se contenta de soupirer.
- J'ai rencontré cette personne à Pétersbourg. Sa demande relative au développement de son activité pédagogique en Russie a été examinée chez nous, à la Troisième Section. Elle vous a parlé de ses débiles géniaux ? Parfait, maintenant au travail. Asseyez-vous à la table, ordonna le chef en faisant signe à Fandorine d'approcher. Une nuit passionnante vous attend.
Eraste Pétrovitch sentit une délicieuse inquiétude le chatouiller de l'intérieur. Tel était l'effet que produisait sur lui le contact avec monsieur le conseiller d'Etat.
- Votre cible est Zourov. Vous l'avez déjà vu, vous avez donc une certaine idée de l'individu. Entrer chez le comte n'est pas difficile, il n'y a besoin d'aucune recommandation. Sa maison est une espèce de tripot, pas vraiment clandestin. Les manières y sont du genre officiers des hussards ou de la Garde, ce qui n'empêche pas la canaille d'y traîner. A Piter, Zourov tenait une maison du même genre, mais après une descente de la police, il s'est replié sur Moscou. Il est libre comme l'air, depuis trois ans il figure dans les effectifs de son régiment comme étant en congé illimité. Je vous expose en quoi consiste votre mission. Essayez de vous introduire chez lui et de vous en approcher le plus possible, observez son entourage. Votre homme aux yeux pâles ne serait-il pas là ? Mais attention, pas d'initiative intempestive ; contre cet homme, vous ne vous en sortirez pas tout seul. D'ailleurs, il est peu probable qu'il se trouve là-bas... Je n'exclus pas que le comte s'intéresse à vous : vous vous êtes rencontrés
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chez Béjetskaïa, à laquelle Zourov n'est manifestement pas indifférent. Agissez en fonction de la situation. Mais n'en faites pas trop. On ne rigole pas avec ce monsieur. Il joue malhonnêtement, il est connu dans ce milieu comme un tricheur professionnel et, s'il est pris la main dans le sac, il déclenche la bagarre. Il a dix duels à son actif, et encore nous ne les connaissons pas tous. D'ailleurs, il n'a pas besoin de duel pour fendre le crâne à quelqu'un. Par exemple, en 72, à la foire de Nijni-Novgorod, il a eu une altercation aux cartes avec un marchand du nom de Svichtchov. Eh bien, il a tout bonnement balancé le barbu par la fenêtre. Du deuxième étage. Le pauvre type était complètement déglingué, il est resté un mois à beugler sans pouvoir articuler un mot. Quant au comte, il s'en est sorti sans être le moins du monde inquiété. Il a des parents très influents dans les hautes sphères. Ça, c'est quoi ? demanda Ivan Frantsévitch, fidèle à son habitude de passer du coq à l'âne, alors qu'il posait un jeu de cartes sur la table.
- Des cartes, répondit Fandorine, étonné.
- Vous jouez ?
- Pas du tout. Papa m'a toujours interdit de toucher aux cartes en disant qu'il avait suffisamment joué pour lui-même, pour moi et pour les trois générations de Fandorine à venir.
- Dommage, fit Brilling, l'air préoccupé. Sans cela, vous n'avez rien à faire chez le comte. Bon, prenez un papier et notez...
Un quart d'heure plus tard, Eraste Pétrovitch savait déjà reconnaître sans hésiter les couleurs et connaissait l'ordre des cartes, à cela près qu'il avait tendance à s'emmêler dans les figures : il oubliait toujours si c'était la dame qui battait le valet ou le contraire.
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- Vous êtes un cas désespéré, résuma le chef. Mais ce n'est pas grave. Chez le comte, on ne joue pas à la préférence ni à aucun autre jeu un tant soit peu intellectuel. On aime les jeux les plus primitifs, pourvu que cela aille vite et que l'on joue gros. Selon les rapports des agents, Zourov a une prédilection pour le stoss, et encore dans une version simplifiée. Je vous explique les règles. Celui qui distribue les cartes s'appelle le banquier. L'autre est le ponte. Chacun dispose de son propre jeu de cartes. Le ponte choisit une carte de son paquet, disons un neuf. Il la pose, chemise sur le dessus.
- La chemise, ce sont les dessins qui figurent au dos de la carte ? se fit préciser Fandorine.
- Oui. Maintenant le ponte mise, supposons dix roubles. Le banquier commence alors " la taille " : il découvre la première carte de son paquet et la pose à droite (elle s'appelle " lob "), il pose la seconde à gauche (elle s'appelle " sonnik ").
" Lob à dr., sonnik à gch. ", s'empressa de noter Fandorine dans son bloc-notes.
- Maintenant le ponte découvre son neuf. Si le " lob " se révèle être aussi un neuf, peu importe la couleur, le banquier ramasse la mise. Cela s'appelle " battre le neuf ". Dans ce cas, la banque, c'est-à-dire la somme d'argent en jeu, grossit. Si le neuf est le " sonnik ", c'est-à-dire la deuxième carte, c'est le ponte qui gagne. On dit qu'il a " trouvé le neuf ".
- Et si aucune des deux cartes n'est un neuf ?
- S'il n'y a pas de neuf dans la première paire, le banquier en étale une deuxième. Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'un neuf sorte. Voilà en tout et pour tout en quoi consiste le jeu. C'est rudimentaire, mais on peut y laisser jusqu'à sa dernière chemise, surtout quand on est le ponte et que l'on double la mise à chaque fois.
C'est pourquoi, retenez bien ça, Fandorine, vous devez toujours tenir la place du banquier. C'est simple - une carte à droite, une carte à gauche ; une carte à droite, une carte à gauche. Le banquier ne perd jamais plus que la mise initiale. Ne vous asseyez jamais à la place du ponte, et si vous y êtes obligé par tirage au sort, misez petit. La partie de stoss est limitée à cinq manches, après quoi, tout ce qui reste dans la banque est acquis au banquier. Maintenant, allez à la caisse prendre deux cents roubles à perdre.
- Deux cents roubles ! Tant que ça ?
- Non pas " tant que ça ", mais " seulement ça ". Faites en sorte de tenir toute la nuit avec cette somme. Si vous perdez rapidement, vous n'êtes pas obligé de partir tout de suite, vous pouvez rester encore un certain temps à fureter ici et là. Mais sans éveiller les soupçons, c'est bien clair ? Vous jouerez chaque soir jusqu'à ce que vous obteniez un résultat. Et s'il s'avère que Zourov n'est pas impliqué dans l'affaire, ce sera aussi un résultat. Cela nous fera une hypothèse de moins.
Eraste Pétrovitch remuait les lèvres en regardant son aide-mémoire.
- Les piques sont bien noirs, et les cours rouges ?
- Oui, les cours sont rouges, c'est logique. Passez à l'atelier de couture. On vous a préparé une tenue à vos mesures, et demain vers midi, on vous aura taillé une garde-robe complète pour toutes les occasions. Allez, en avant marche, Fandorine, j'ai suffisamment à faire sans vous. Sitôt après Zourov, revenez ici. Peu importe l'heure. De toute façon, je vais passer la nuit au bureau.
Et Brilling de replonger le nez dans ses papiers.
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Dans la pièce enfumée, on jouait - soit à quatre, soit à deux - autour de six tables recouvertes de tapis verts. Outre les joueurs, les observateurs se pressaient autour des tables - en petit nombre à celles où l'on jouait petit ; en masse là où les mises atteignaient des sommets. On ne servait ni à boire ni à grignoter chez le comte, mais ceux qui le désiraient pouvaient aller au salon et envoyer le laquais chez le traiteur. Toutefois, on ne recourait à cette formule que pour aller quérir du Champagne, à l'occasion d'un coup particulièrement heureux. De toutes parts fusaient des exclamations décousues, peu compréhensibles au néophyte :
- Je coupe !
- Je passe.
- Deuxième manche.
- Retournez la carte !
- Le six est battu !
Et ainsi de suite...
La table où s'agglutinaient le plus grand nombre de curieux était celle où l'on jouait le plus gros et seul à seul. Le maître de maison était le banquier, le ponte, un monsieur transpirant, étriqué dans une redingote à la coupe très ajustée comme le voulait la dernière mode. Apparemment, la chance ne souriait