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Un jour, Akhimas avait alors sept ans, Melchisedech, le fils du forgeron qui, lui, en avait neuf, avait fait exprès d'éclabousser d'encre son abécédaire. Akhimas s'était vengé en lui faisant un croc-en-jambe et en lui envoyant un

1. En allemand dans le texte.

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coup de poing sur l'oreille. Melchisedech, en larmes, avait couru se plaindre.

Il s'était ensuivi une conversation longue et pénible avec son père. Les yeux de Pélet, aussi clairs que ceux de son fils, s'étaient emplis de colère et de tristesse. Ensuite Akhi-mas avait dû passer la soirée à genoux, à lire des psaumes. Ses pensées étaient cependant tournées non pas vers le dieu de son père, mais vers celui de sa mère. Le petit garçon priait pour que ses yeux deviennent noirs comme ceux de sa mère et ceux de Chiran, le demi-frère de celle-ci. Akhi-mas n'avait jamais vu son oncle Chiran, mais il savait que c'était un homme fort, audacieux, chanceux et qu'il ne pardonnait jamais à ses ennemis. Par des sentiers de montagne secrets, l'oncle apportait d'épais tapis de Perse et des balles de tabac de Turquie ; dans l'autre sens, il passait la frontière avec des armes. Akhimas pensait souvent à Chiran. Il l'imaginait à cheval en train de scruter de son oil acéré la pente d'une falaise pour voir si les garde-frontière ne s'étaient pas tapis là pour le guetter. Il portait un énorme bonnet à poils, une grosse cape de feutre, tandis qu'à son épaule pendait un fusil à crosse ouvragée.

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C'était le jour de son dixième anniversaire. Akhimas était enfermé depuis le matin dans la resserre à bois, et c'était bien sa faute. Sa mère lui avait offert en cachette un vrai poignard, de petite taille, certes, mais qui possédait une lame brunie et un manche en corne. Elle lui avait recommandé de le cacher, mais Akhimas, incapable de résister, s'était précipité dehors pour voir si sa lame coupait bien, et son père l'avait surpris. Pélet lui avait demandé d'où venait l'arme, mais, comprenant qu'il n'obtiendrait pas de réponse, il l'avait puni.

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Akhimas avait déjà passé dans la resserre la moitié de la journée. Il était très malheureux de s'être fait confisquer son poignard et, en plus, s'ennuyait à mourir. Dans l'après-midi, alors qu'il commençait à avoir très faim, il avait entendu des coups de feu et des cris.

L'Abrek Magoma et quatre de ses compagnons venaient d'attaquer les soldats qui lavaient leurs chemises à la rivière parce que c'était pour eux jour de lessive. Tirant des buissons dans lesquels ils s'étaient tapis, les bandits avaient tué deux hommes et en avaient blessé deux autres. Les autres soldats avaient essayé de gagner leur casemate, mais les Abreks avaient enfourché leurs chevaux et les avaient massacrés les uns après les autres à coups de sabre. L'adjudant-chef, qui, lui, n'avait pas été à la rivière, s'était enfermé dans la solide bâtisse de bois munie de petites fenêtres étroites et avait tiré un coup de fusil. Magoma avait attendu que le Russe réarme et repasse la tête par la meurtrière. A ce moment-là, ayant visé d'avance, il avait atteint l'officier en plein front avec sa grosse balle ronde.

Akhimas n'avait pas été témoin de cet épisode. En revanche, l'oil collé à un interstice entre deux planches, il avait vu un barbu borgne coiffé d'un gros bonnet à poils et tenant un long fusil à la main (c'était justement Magoma) pénétrer dans leur cour. L'homme s'était planté devant les parents d'Akhimas, qui venaient d'accourir, et leur avait dit quelque chose que le garçonnet n'avait pas compris. Puis, d'une main, il avait saisi sa mère par une épaule tandis que, de l'autre, il lui prenait le menton et lui relevait le visage. Pélet restait là, sa tête léonine inclinée, à remuer les lèvres. Il est en train de prier, s'était dit Akhimas. Sarah-Fatima, elle, ne priait pas, elle avait montré les dents dans un rictus de haine et griffé le visage du borgne.

Une femme ne doit pas toucher le visage d'un homme, raison pour laquelle Magoma avait essuyé le sang qui coulait sur sa joue et tué l'impie d'un coup de poing à la

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tempe. Puis il avait fait de même avec son mari ; après ce qui s'était passé, il ne pouvait pas le laisser en vie. Pour finir il avait dû tuer tous les habitants du village - sans doute était-ce un jour comme ça.

Avant de repartir, les Abreks avaient rassemblé le bétail, entassé les choses utiles et précieuses dans deux charrettes et mis le feu aux quatre coins du village avant de partir.

Pendant que les Tchétchènes étaient occupés à massacrer les gens du village, Akhimas était resté dans sa resserre sans faire de bruit. Il ne voulait pas être tué, lui aussi. En revanche, dès que le bruit des sabots et le grincement des charrettes s'était éloigné dans la direction du col de Kara-myksk, le garçon avait fait céder une planche d'un coup d'épaule et était sorti dans la cour. De toute façon il ne pouvait plus rester dans sa cachette car le mur du fond commençait à brûler, tandis que de la fumée grise s'infiltrait par les fentes.

Sa mère était étendue sur le dos. Akhimas s'était accroupi à côté d'elle et avait effleuré la tache bleue placée entre son oil et son oreille. A la regarder, elle avait l'air vivante, mais ses yeux étaient fixés non pas sur Akhimas, mais sur le ciel, devenu pour Sarah-Fatima plus important que son fils. C'était normal après tout, puisque c'est là qu'habitait son dieu. Akhimas s'était penché sur son père. Ses yeux étaient fermés et sa barbe blanche était devenue toute rouge. Le garçon y avait passé les doigts qui, eux aussi, s'étaient teintés de rouge.

Akhimas était entré dans toutes les fermes, trouvant chaque fois des femmes, des hommes et des enfants massacrés. Il les connaissait tous très bien, mais eux ne le reconnaissaient plus. En effet, ils n'étaient plus là. Tous les gens qu'il connaissait étaient partis. Il restait seul. Akhimas avait demandé ce qu'il devait faire à son premier, puis à son second dieu. Il avait attendu, mais aucune réponse n'était venue.

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Autour de lui tout flambait. La maison des prières, qui était aussi l'école, avait émis un fracas et projeté vers le ciel un nuage de fumée : c'était le toit qui s'effondrait.

Akhimas avait regardé autour de lui. Les montagnes, le ciel, la terre qui brûlait, et pas âme qui vive. A cette seconde, il avait compris qu'il en serait désormais toujours ainsi. Il était seul, et c'était à lui de décider : rester ou partir, mourir ou vivre.

Il s'était concentré sur lui-même, avait aspiré une dernière fois l'odeur de la fumée et couru à la route qui commençait par monter en direction d'un col, pour redescendre ensuite dans une vaste plaine.

Tout le reste du jour et toute la nuit, il avait marché. A l'aube, il s'était effondré sur le bord de la route. Il avait faim, mais plus encore sommeil, et il s'était endormi. La faim l'avait réveillé. Le soleil était tout au milieu du ciel, et il avait continué sa route pour atteindre le soir un village cosaque.

Près de la haie entourant le village, s'étiraient de longues planches de concombres. Akhimas avait regardé autour de lui : personne. Avant, il ne lui serait jamais venu à l'esprit de prendre quelque chose qui appartînt à autrui, car le dieu de son père avait dit : " Tu ne voleras point. " Mais désormais ni son père ni son dieu n'étaient là, et, se mettant à quatre pattes, Akhimas avait commencé à dévorer avec avidité les petits légumes souples et grumeleux. La terre crissait sous ses dents, et il n'avait pas entendu le propriétaire, un solide Cosaque chaussé de bottes souples, s'approcher derrière lui à pas de loup. L'homme avait attrapé Akhimas au collet et l'avait par deux fois caressé de son long fouet en répétant : " Tu ne voleras point ! Tu ne voleras point ! " Le garçon n'avait pas versé une larme ni demandé grâce ; il s'était contenté de regarder l'homme de bas en haut, de ses yeux clairs de loup. Dans une rage noire, le Cosaque s'était mis à frapper le louveteau de toutes ses forces jusqu'à ce qu'il vomisse une épaisse masse