Выбрать главу

269

verte. Le Cosaque avait alors attrapé Akhimas par l'oreille et l'avait traîné jusqu'à la route où il l'avait poussé avec violence.

Tout en cheminant, Akhimas se disait que, si son père était mort, son dieu était encore vivant, et les lois de ce dieu l'étaient aussi. Son dos et ses épaules étaient terriblement douloureux, mais il avait encore plus mal à l'intérieur de lui-même.

Bientôt, près d'un petit torrent rapide, Akhimas avait rencontré un grand garçon qui devait bien avoir dans les quatorze ans. Le petit Cosaque portait une miche de pain bis et une cruche de lait.

- Donne, avait dit Akhimas en lui arrachant la miche de pain.

Le grand garçon avait posé sa cruche parterre et lui avait donné un coup de poing dans le nez. Des étincelles avaient jailli de ses yeux, et Akhimas était tombé, tandis que le garçon, plus fort, s'était assis sur lui et s'était mis à le frapper à la tête. Alors, ramassant une pierre par terre, Akhimas en avait donné un coup à l'arcade sourcilière du jeune Cosaque. Celui-ci avait roulé sur le côté, et, cachant son visage entre ses mains, il s'était mis à geindre. Akhimas avait alors levé sa pierre pour porter un autre coup, mais il s'était souvenu que la loi de Dieu disait : " Tu ne tueras point ", et il n'avait pas achevé son geste. Dans la bataille, la cruche s'était renversée et le lait s'était répandu, mais Akhimas avait eu le pain, et cela lui suffisait. Il avait continué sa route et mangé, mangé, mangé, jusqu'à ce qu'il ne reste plus une seule miette de la miche.

Il n'aurait pas dû écouter le dieu, il aurait dû tuer le grand garçon. Akhimas l'avait compris quand, alors qu'il faisait déjà nuit, il avait été rattrapé par deux cavaliers. L'un portait une casquette à bandeau bleu et avait derrière son dos le petit Cosaque au visage sanguinolent et tuméfié.

270

- Le voilà, oncle Kondrat ! s'était écrié le garçon. Le voilà, c'est lui qui m'a frappé.

La nuit, enfermé dans une cellule, Akhimas avait entendu le policier Kondrat et le garde Kovaltchouk décider de son sort. Akhimas ne leur avait pas dit un seul mot, bien qu'ils aient essayé de savoir qui il était et d'où il venait en lui tordant l'oreille et en lui donnant des gifles. Mais, voyant qu'ils n'en tireraient rien, ils avaient fini par le laisser tranquille.

- Qu'est-ce qu'on en fait, Kondrat Pantéléitch ? avait demandé le garde. (Il tournait le dos à Akhimas et mangeait quelque chose tout en buvant à même une cruche.) Faut-il vraiment le conduire à la ville? Et si on le gardait ici jusqu'au matin et qu'on le chasse après ?

- Essaye un peu ! avait répondu le chef, assis en face en train d'écrire avec une plume d'oie dans un registre. Il a failli fendre le crâne du fils de l'ataman. Il faut emmener cet animal sauvage à Kizliar et le mettre en prison.

- Ça ne te fait pas pitié de l'envoyer en prison, Kondrat Pantéléitch ? Tu sais bien comment ça se passe là-bas pour les gamins !

- Il n'y a pas d'autre solution, avait déclaré sévèrement le policier. Nous, ici, on ne peut pas le garder.

- Et à Skyrovsk? Il paraît que les bonnes sours accueillent les orphelins.

- Rien que les petites filles. C'est en prison qu'il faut le mettre, et nulle part ailleurs. D'ailleurs demain matin, c'est toi qui le conduiras. Attends seulement que je te prépare les documents nécessaires.

Mais le lendemain matin Akhimas était déjà loin. Quand, le policier parti, le garde s'était couché et avait commencé à ronfler, Akhimas s'était étiré de tout son long pour atteindre la fenêtre, s'était glissé entre deux barreaux et avait sauté dans la terre molle.

271

Il avait déjà entendu parler de Skyrovsk : la ville se trouvait à quarante verstes dans la direction du couchant. Il apparaissait donc finalement que Dieu n'existait pas.

3

Ayant dérobé une robe de toile et un fichu qui séchaient sur un fil, Akhimas s'était présenté à l'orphelinat du monastère de Skyrovsk habillé en fille, il avait dit à la mère supérieure, qu'il fallait appeler " mère Pélagie ", qu'il se nommait Lia Velde et qu'il était rescapé du village de Neueswelt, mis à sac par des montagnards. Velde était son vrai nom de famille. Quant à Lia, c'était le prénom de sa cousine, Velde elle aussi, une odieuse gamine couverte de taches de rousseur et à la voix grêle. La dernière fois qu'Akhimas l'avait vue, elle était étendue à la renverse, le visage fendu en deux.

Mère Pélagie avait caressé la tête blonde et rasée de la petite Allemande et lui avait demandé si elle était prête à adopter la foi orthodoxe.

C'est ainsi qu'Akhimas était devenu russe, parce qu'il savait à présent avec certitude que Dieu n'existait pas, que les prières étaient des sottises et qu'en conséquence la foi russe n'était en rien moins bonne que celle de son père.

A l'orphelinat, il s'était plu. Il avait à manger deux fois par jour, et on dormait dans de véritables lits. Il n'y avait que deux choses qui n'allaient pas : il fallait tout le temps prier et le pan de sa robe se prenait sans arrêt dans ses jambes.

Le deuxième jour, une petite fille au visage fin et aux grands yeux verts s'était approchée de lui. Elle s'appelait Génia, ses parents avaient, eux aussi, été tués par des brigands, seulement c'était il y avait longtemps, à l'automne précédent. " Comme tu as les yeux transparents, Lia. On dirait de l'eau ", lui avait-elle dit. Akhimas s'était étonné :

272

d'habitude ses yeux trop clairs mettaient les gens mal à l'aise. Même le policier du village, en le frappant, avait répété sans cesse : " Sale Finnois aux yeux blancs 1 "

La petite Génia suivait Akhimas à la trace ; là où il était, elle était. Mais le quatrième jour, elle l'avait surpris au moment où, relevant sa jupe, il se soulageait derrière le hangar.

Il en résultait qu'il lui fallait fuir, mais il se demandait bien où aller. Il avait décidé d'attendre qu'on le chasse, mais on ne l'avait pas chassé. Génia n'avait rien dit à personne.

Le sixième jour, un samedi, il avait fallu aller aux bains. Le matin, Génia s'était approchée de lui et lui avait glissé à l'oreille : " N'y va pas, dis que tu as les couleurs. - Quelles couleurs ? " avait demandé Akhimas qui ne comprenait pas ce dont elle parlait. " Les couleurs, c'est quand on ne peut pas aller aux bains, parce qu'on perd du sang et qu'on est impure. Cela arrive déjà à certaines filles de chez nous. A Katia, à Sonia, avait-elle expliqué en nommant les deux pensionnaires les plus âgées de l'orphelinat. Mère Pélagie ne va pas vérifier, ça la dégoûte. " Et Akhimas avait suivi son conseil. La voyant si jeune, les religieuses s'étaient étonnées, mais elles l'avaient dispensée des bains. Le soir, il avait annoncé à Génia : " Samedi prochain, je m'en vais. " Des larmes avaient coulé sur le visage de la petite fille qui avait dit : " II te faudra du pain pour la route. "

Maintenant, elle ne mangeait plus sa part de pain. Elle la remettait en cachette à Akhimas, qui stockait ses croûtons dans un grand sac.

Mais Akhimas n'avait pas eu à s'enfuir car, le vendredi soir, veille du jour des bains, on avait vu arriver à l'orphelinat l'oncle Chiran. Celui-ci était allé trouver la mère Pélagie pour lui demander si elle avait bien recueilli la petite fille du village allemand brûlé par l'Abrek Magoma. Chiran expliqua qu'il voulait parler à la fillette pour savoir la façon dont avaient péri sa sour et son neveu. La mère Pélagie

273

avait fait venir la petite Lia Velde dans sa cellule, puis s'était retirée pour ne pas entendre parler de choses horribles.