Chiran n'était en fait pas du tout tel que se l'était imaginé Akhimas. Il avait de grosses joues, un nez rouge, une épaisse barbe noire et de petits yeux rusés. Akhimas l'avait dévisagé avec haine parce qu'il ressemblait tout à fait aux Tchétchènes qui avaient brûlé le village de Neueswelt.
La conversation ne réussissait pas à s'engager. L'orpheline ne répondait pas aux questions ou n'y répondait que par monosyllabes, et son regard, sous ses cils clairs, était obstiné et mordant.
- On n'a pas retrouvé mon neveu Akhimas, avait dit Chiran en russe mais avec un fort accent du Caucase. Peut-être Magoma l'a-t-il emmené avec lui ?
La fillette avait haussé les épaules. Alors Chiran avait réfléchi et sorti de son sac un collier en argent :
- Voici un petit cadeau pour toi. Amuse-toi avec; moi, pendant ce temps, je vais aller demander à la mère l'hospitalité pour la nuit. J'ai fait une longue route, et je suis fatigué. Je ne vais tout de même pas coucher à la belle étoile !
Il était sorti de la pièce en laissant son arme sur une chaise. A peine la porte s'était-elle refermée qu'Akhimas avait délaissé le collier pour se précipiter sur le lourd sabre de son oncle enfermé dans un fourreau noir incrusté d'argent. Il en avait tiré la poignée, et une étroite bande d'acier était apparue, lançant dans la lumière de la lampe des étincelles glacées. C'est une vraie merveille, s'était dit Akhimas, en caressant du doigt les caractères arabes.
Entendant un léger craquement, Akhimas avait sursauté et découvert les yeux noirs et rieurs de son oncle qui le regardaient à travers une fente.
- Notre sang est plus fort que le sang allemand, avait dit Chiran en tchétchène, découvrant de belles dents blanches. Partons d'ici, Akhimas. Nous coucherons dans la montagne. On dort mieux à la belle étoile.
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Ce n'est que plus tard, quand Skyrovsk avait disparu derrière un col, que Chiran avait posé la main sur l'épaule de son neveu :
- Je t'enverrai étudier, mais d'abord je dois faire de toi un homme. Il faut que tu venges ton père et ta mère. Tu ne peux pas faire autrement. Telle est la loi.
Et Akhimas s'était dit que cette loi était juste.
Ils s'arrêtaient pour la nuit dans les endroits les plus divers : dans des cabanes abandonnées, des auberges du bord de la route, chez des compères de l'oncle, ou simplement dans la forêt, roulés dans leurs longues capes de feutre. Chiran apprenait sa loi à son neveu : " Un homme doit savoir trouver à manger et à boire dans la montagne, et il doit y trouver sa route. Il doit aussi savoir se défendre et défendre l'honneur de sa lignée. " Akhimas ignorait ce qu'était l'honneur de la lignée. Il n'avait pas de lignée. Mais il avait très envie de savoir se défendre, et il était prêt à apprendre à le faire du matin jusqu'au soir.
" Retiens ton souffle et imagine qu'un fin rayon sort de la bouche de ton arme. Trouve ta cible avec ce rayon, disait Chiran en corrigeant la position des doigts de l'enfant qui se crispaient à l'excès sur la crosse. Quant à la force, elle est inutile. Un fusil, c'est comme une femme ou un cheval, il lui faut de la tendresse et de la compréhension. " Akhimas essayait de comprendre son arme, il prêtait attention à sa voix nerveuse et métallique, et l'acier commençait à lui murmurer à l'oreille : un peu plus à droite, encore, à présent tu tires. L'oncle faisait entendre un clappement de ses lèvres et levait les yeux au ciel : " Tu as l'oil d'un aigle ! Toucher une bouteille à cent pas ! C'est comme ça que tu feras éclater la tête de Magoma. "
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Mais Akhimas ne voulait pas rester à cent pas pour tirer sur le borgne. Il voulait le tuer comme lui-même avait tué Fatima, d'un coup sur la tempe ou, mieux encore, en lui tranchant la gorge comme il avait tranché celle de Pélet.
Tirer au pistolet était encore plus facile. " Ne vise jamais, disait l'oncle. Le canon du pistolet est le prolongement de ta main. Quand tu montres quelque chose du doigt, tu ne vises pas, et ton doigt pointe très exactement dans la bonne direction. Imagine que le pistolet est ton sixième doigt. " Et de son long sixième doigt de métal, Akhimas montrait une noix posée sur une souche, et la noix volait en éclats.
Chiran ne laissait pas son neveu manier le sabre, disant qu'il fallait d'abord que son bras et son épaule se renforcent, mais, dès le premier jour, il lui avait fait cadeau d'un poignard en lui recommandant de ne jamais s'en séparer : " Quand tu te baignes nu dans une rivière, accroche-le à ton cou. " Avec le temps, le poignard était devenu pour Akhimas une partie de son corps, comme l'est son aiguillon pour l'abeille. Il pouvait s'en servir pour couper du menu bois quand ils faisaient du feu, achever un cerf blessé au fusil, se tailler de toutes petites bûchettes pour se nettoyer les dents après avoir mangé du cerf. Au bivouac, quand il n'avait rien à faire, Akhimas s'entraînait à le lancer dans un tronc d'arbre, debout, assis, couché. Il ne se lassait jamais de cette occupation. Au début, il ne réussissait à atteindre que le tronc d'un sapin, puis ce fut un jeune hêtre, puis n'importe quelle branche de ce hêtre.
" Une arme, c'est bien, disait Chiran, mais un homme doit savoir venir à bout de son ennemi même quand il n'en a pas, en se servant de ses poings, de ses pieds, de ses dents, peu importe. L'essentiel est que ton cour s'enflamme d'une sainte colère. Celle-ci te protégera de la douleur, plongera ton ennemi dans la terreur et t'apportera la victoire. Que le sang se porte à ta tête, que le monde entier se drape d'un brouillard rouge, et alors tout te sera égal. Si tu es blessé
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ou tué, tu ne le remarqueras même pas. Voilà ce que c'est qu'une sainte colère. " Akhimas ne polémiquait pas avec son oncle, mais il n'était pas d'accord. Il ne voulait être ni blessé ni tué. Pour rester en vie, il fallait tout voir, or la colère et le brouillard rouge l'empêchaient. Le garçon savait qu'il saurait s'en passer.
Un jour, on était déjà en hiver, l'oncle était revenu de l'auberge d'humeur joyeuse. Un homme sûr lui avait appris que Magoma venait de rentrer de Turquie avec un beau butin, et qu'à présent il faisait la fête à Tchanakh, un grand village voisin, situé à seulement deux jours de route.
A Tchanakh, ils étaient descendus chez un compère de l'oncle. Parti se renseigner, Chiran était resté longtemps absent, et le soir en rentrant il avait la mine sombre. Les choses se présentaient mal, Magoma était un homme fort et rusé. Trois des quatre hommes qui l'avaient accompagné dans le village allemand étaient là, eux aussi, et faisaient la fête à ses côtés. Le quatrième, un certain Moussa aux jambes torses, avait été tué par les Svan. Il avait été remplacé par Djafar de Nazran. Ils étaient donc cinq.
L'oncle avait pris un solide repas, fait sa prière et s'était couché. Mais avant de s'endormir, il avait dit à Akhimas : " A l'aube, quand Magoma et ses hommes seront fatigués et ivres, nous irons assouvir notre vengeance. Tu verras mourir Magoma, et tu tremperas tes doigts dans le sang de celui qui a assassiné ta mère. "
Puis, se tournant vers le mur, Chiran s'était immédiatement endormi. Alors, tout doucement, le petit garçon s'était emparé d'un petit sachet de soie verte que le Tchétchène portait autour du cou. Le sachet contenait un champignon vénéneux pilé. L'oncle disait que si jamais on se fait prendre par les garde-frontière et qu'on se retrouve enfermé dans un sac de pierre d'où on ne peut voir ni les montagnes ni le ciel, il suffit de mettre de cette poudre sur la langue, d'accumuler un peu de salive et de
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l'avaler. Tu n'as pas le temps de prononcer cinq fois le nom d'Allah qu'il ne reste plus dans le cachot que ton corps inutile.
Akhimas avait pris les pantalons bouffants, la robe et le foulard de la fille du maître de maison. Il avait également pris dans la cave une cruche de vin et y avait versé le contenu du sachet.
A l'auberge, des hommes discutaient, buvaient du vin et jouaient au trictrac, mais Magoma et ses compagnons n'étaient pas là. Akhimas avait décidé de les attendre. Au bout d'un moment, voyant que le fils du patron portait du fromage et des galettes dans une pièce voisine, il avait compris que c'était là que se tenaient ceux qu'il cherchait.