Quand le jeune garçon était ressorti, Akhimas était entré dans la pièce à son tour et, sans lever les yeux, avait posé sa cruche sur la table.
" II est bon, ton vin, fillette ? " avait demandé le borgne à la barbe noire dont il se souvenait si bien.
Akhimas avait acquiescé d'un signe de tête, s'était retiré dans un coin de la pièce et s'était assis sur ses talons. Il se demandait quel comportement adopter à l'égard de Djafar de Narzan. Djafar était tout jeune, il n'avait pas plus de dix-sept ans. Ne devrait-il pas lui dire que son cheval s'énervait et rongeait sa bride, en lui conseillant d'aller voir ! Mais Akhimas s'était souvenu du gamin cosaque et avait compris qu'il ne fallait pas le faire. Djafar ne lui avait rien fait, mais il allait tout de même mourir, puisque tel était son destin.
Et Djafar était mort le premier. Buvant à la cruche en même temps que les autres, il était tombé presque tout de suite le nez sur la table. Un second Abrek avait commencé à se moquer de lui, mais son rire s'était rapidement transformé en râle. Un troisième avait crié: "Je manque d'air ! ", et s'était affalé, serrant sa poitrine à pleines mains. " Qu'est-ce qui m'arrive, Magoma ? " avait demandé le
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quatrième d'une voix de plus en plus pâteuse, avant de glisser de son banc, de se rouler en boule et de se figer. Magoma, lui, restait sans rien dire, et son visage était aussi rouge que le vin répandu sur la table.
Le borgne avait observé ses compagnons en train de mourir puis arrêté son regard sur Akhimas qui attendait patiemment.
- Tu es la fille de qui? avait-il demandé en articulant avec difficulté. Et pourquoi as-tu des yeux si blancs ?
- Je ne suis pas une fille, avait répondu le jeune garçon. Je suis Akhimas, le fils de Fatima. Et toi, tu es un homme mort.
Magoma avait montré ses dents jaunes dans un sourire qui semblait signifier qu'il était ravi des propos qu'il venait d'entendre et entrepris d'extraire lentement de son étui son sabre à poignée dorée. Son geste était cependant resté inachevé, et il s'était effondré sur le sol de terre en râlant. Akhimas s'était alors levé, avait sorti son poignard, qu'il tenait dissimulé sous sa robe, et, le regard rivé sur son oil unique et fixe, il avait frappé Magoma à la gorge, d'un mouvement rapide et coulant ainsi que le lui avait appris son oncle. Puis il avait plongé ses doigts dans le sang chaud, animé encore de légers battements.
A vingt ans, Akhimas Velde était un jeune homme poli et réservé qui paraissait plus vieux que son âge. Pour les gens qui venaient faire une cure aux célèbres sources de Solénovodsk comme pour la société locale, c'était tout simplement un garçon bien élevé issu d'une riche famille de marchands, faisant des études à l'université de Kharkov et bénéficiant d'un long congé de convalescence. Mais ceux qui savaient, et qui au demeurant n'étaient que fort peu portés aux confidences, voyaient en Akhimas Velde un homme sérieux et responsable qui avait pour habitude de mener à bien ce qu'il entreprenait. Ceux-là l'appelaient par derrière Aksakhirn, ce qui signifie Sorcier Blanc. Akhimas prenait ce surnom comme un hommage. Va donc pour le sorcier ! La sorcellerie n'avait pourtant rien à faire ici, tout était question de calcul, de sang-froid et de psychologie.
Son oncle avait payé sa carte d'étudiant trois cent cinquante roubles assignats, ce qui était bon marché. L'attestation de fin d'études secondaires, avec sceau armorié et signatures authentiques, lui était revenue beaucoup plus cher.
Après Tchanakh, Chiran avait placé son neveu dans un établissement scolaire de la paisible ville de Solénovodsk, et, payant un an d'avance, il était reparti dans les montagnes. A l'internat, Akhimas côtoyait des garçons dont les pères
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servaient dans des garnisons lointaines ou conduisaient des caravanes d'ouest en est c'est-à-dire de la mer Noire à la mer Caspienne, et du nord au sud, à savoir de Rostov à Erzeroum. Il ne s'était pas fait d'amis parmi ces jeunes de son âge, car ils n'avaient rien de commun. Il savait des choses que les autres ne savaient pas, et qu'ils étaient sans doute voués à ne savoir jamais. C'est pourquoi, dès la première année, alors qu'Akhimas n'était encore qu'en classe préparatoire du gymnase, une difficulté avait surgi. Un solide gaillard aux épaules carrées répondant au nom de Kikine et qui terrorisait tout l'établissement avait conçu une forte inimitié pour " le Finnois ". Les autres n'ayant pas tardé à lui emboîter le pas, Akhimas était devenu le souffre-douleur de la pension. Il avait essayé de ne pas réagir, car seul contre tous il ne se sentait pas de force, mais sa passivité n'avait fait qu'aggraver la situation. Un soir, dans le dortoir, il avait découvert que son oreiller était entièrement maculé de bouse de vache, et il avait alors compris qu'il fallait faire quelque chose.
Il avait étudié toutes les variantes possibles et imaginables.
Il pouvait attendre le retour de son oncle et lui demander de l'aider. Mais il n'avait aucune idée de la date à laquelle Chiran reviendrait, et, surtout il lui aurait été très désagréable de voir s'éteindre dans les yeux de son oncle l'intérêt empreint de respect qui y était apparu après Tchanakh.
Il pouvait essayer de flanquer une raclée à Kikine, mais il avait peu de chances d'y parvenir : son adversaire était plus âgé, plus fort et n'accepterait pas de se battre seul à seul.
Il pouvait également se plaindre au surveillant Mais le père de Kikine était colonel, alors qu'Akhimas, on ne savait pas trop ce qu'il était, si ce n'est le neveu d'un montagnard sauvage qui avait payé sa pension avec des pièces d'or turques qu'il avait tirées d'une bourse de cuir.
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La solution la plus simple et la plus juste était la suivante: il fallait que Kikine disparaisse. Akhimas s'était creusé la cervelle et avait trouvé le moyen de faire les choses proprement.
Kikine arrosait " le Finnois " de coups de pied et de coups de poing, lui glissait des punaises en métal dans son col, lui crachait dessus des boulettes de papier mâché à travers un tube. Akhimas, lui, attendait le mois de mai. En mai, les beaux jours étaient venus, et les pensionnaires avait commencé à aller se baigner dans la Koumka. Depuis le début avril, alors que l'eau était d'un froid cuisant, Akhimas avait entrepris d'apprendre à plonger. En mai, il était déjà capable de nager sous l'eau les yeux ouverts, connaissait parfaitement le fond de la rivière et pouvait sans peine retenir son souffle pendant une bonne minute. Il était prêt.
Tout s'était passé très facilement, exactement comme prévu. Tout le monde était venu à la rivière. Akhimas avait plongé et, le tirant par un pied, il avait entraîné Kikine sous l'eau. Il tenait à la main une corde dont l'autre bout était fermement attaché à une grosse souche gisant au fond de l'eau. Chiran avait jadis appris à son neveu l'art du noud kabarde qui se serre en une minute, mais que celui qui n'en connaît pas le secret ne saura jamais défaire.
D'un seul mouvement Akhimas avait emprisonné la cheville de son ennemi, et, remontant à la surface, il avait regagné la berge. Puis il avait compté jusqu'à cinq cents et plongé de nouveau. Kikine était allongé sur le fond de la rivière. Sa bouche était ouverte, ses yeux aussi. Akhimas avait prêté attention à ce qui se passait en lui et n'avait rien ressenti sinon la satisfaction du travail bien fait. Il avait alors dénoué la corde et rejoint les autres. Les garçons criaient et s'aspergeaient. On ne s'était aperçu de la disparition de Kikine que bien plus tard.
Une fois cette difficulté réglée, la vie en pension était devenue plus agréable. Depuis que Kikine n'était plus là pour les
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y pousser, personne n'avait envie d'embêter " le Finnois ". Akhimas passait de classe en classe. Il ne travaillait ni bien ni mal, sentant que dans toutes ces sciences qui lui étaient enseignées, peu de choses lui serviraient dans la vie. Chiran venait rarement, mais chaque fois il emmenait son neveu pour une semaine ou deux dans les montagnes, histoire d'aller à la chasse et de dormir un peu à la belle étoile.