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Alors qu'Akhimas terminait sa seconde, une nouvelle difficulté avait surgi. A la sortie de la ville, à trois verstes sur la route de Stavropol, se trouvait une maison de joie fréquentée le soir par les hommes qui prenaient les eaux. Depuis quelque temps, Akhimas avait pris l'habitude de s'y rendre, lui aussi. Pour ses seize ans il était grand, large d'épaules, et pouvait facilement passer pour un jeune homme de vingt ans. Là, il avait connu la vraie vie, c'était autre chose que d'apprendre en grec des passages de Y Iliade !

Mais un jour Akhimas n'avait pas eu de chance. En bas, dans la grande salle commune où les filles peinturlurées sirotaient de la limonade en attendant que quelqu'un les invite à monter, il avait rencontré le sous-directeur du lycée, le conseiller de collège Ténétov, vêtu d'une redingote civile et portant une fausse barbe. Comprenant à son regard qu'Akhimas l'avait reconnu, le sous-directeur n'avait pas dit un mot, mais à dater de ce jour il avait été animé d'une haine féroce pour le grand blond de seconde. Bientôt ses intentions s'étaient manifestées clairement : il allait forcément le coller aux examens de fin d'année.

Doubler la seconde eût été déshonorant et ennuyeux. Akhimas s'était demandé ce qu'il fallait faire.

S'il s'était agi de quelqu'un d'autre, Chiran aurait donné un pot-de-vin. Mais Ténétov ne se prêtait pas à ces pratiques et il en était très fier. Il n'avait nul besoin d'arrondir ses fins de mois : deux ans auparavant, le conseiller de collège avait en effet épousé la veuve d'un marchand qui lui

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avait apporté cent quarante mille roubles de dot ainsi que la plus belle maison de la ville.

Il paraissait hors de question de rétablir de bonnes relations avec Ténétov : dès que son regard se posait sur Akhi-mas, le sous-directeur était pris d'un tremblement.

Après avoir passé en revue l'ensemble des possibilités, Akhimas s'était arrêté sur la plus sûre.

Ce printemps-là, une certaine agitation régnait à Soléno-vodsk. On y voyait de fringants jeunes gens aborder dans la rue quelque passant attardé, lui décocher un coup de couteau dans le cour et emporter sa montre, son portefeuille, et ses bagues s'il en avait. La rumeur disait que c'était la célèbre bande des Bouchers de Rostov qui était en tournée.

Un soir, alors que, sortant du restaurant de Pétrossov, le sous-directeur rentrait chez lui par une ruelle sombre et vide, Akhimas s'était approché de lui et lui avait donné un coup de poignard en plein cour. Il avait pris la montre à chaîne d'or de l'homme tombé à terre ainsi que son portefeuille. Il avait jeté la montre et le portefeuille à la rivière mais gardé l'argent : vingt-sept roubles en assignats.

Il pensait avoir résolu le problème, mais les choses avaient mal tourné. La servante de la maison voisine avait vu Akhimas s'éloigner à grands pas du lieu du meurtre en essuyant son couteau avec une touffe d'herbe. Elle avait tout raconté à la police, et Akhimas avait été jeté en prison.

Par chance, son oncle était justement en ville. Il avait menacé la servante de lui couper le nez et les oreilles, et la fille était allée voir le chef de la police du district pour lui dire qu'elle s'était trompée de personne. Après quoi Chiran était allé lui aussi trouver le chef de la police et lui avait versé cinq mille roubles en pièces d'argent - tout ce qu'il avait accumulé grâce à la contrebande -, et le prisonnier avait été libéré.

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Akhimas avait honte. Quand son oncle l'avait fait asseoir en face de lui, il n'avait pas osé le regarder dans les yeux. Puis il avait fini par lui avouer la vérité, au sujet du sous-directeur, mais également de Kikine.

Après un long silence, l'oncle avait poussé un soupir et dit : " Allah trouve une vocation à chaque être. Assez étudié, mon garçon, nous allons faire des affaires ! "

Et une autre vie avait commencé pour Akhimas.

Auparavant, Chiran allait chercher en Turquie et en Perse de la marchandise de contrebande qu'il écoulait auprès de revendeurs. Désormais il avait décidé de la livrer lui-même à Ekatérinodar, Stavropol, Rostov, ainsi qu'à la foire annuelle de Nijni-Novgorod. On la lui achetait facilement, car ses prix étaient raisonnables. Le client et lui-même topaient et arrosaient le marché conclu. Après quoi Akhimas rattrapait l'acheteur, le tuait et rapportait la marchandise qui n'avait plus qu'à être revendue.

C'était à Nijni, en 59, qu'ils avaient réalisé leur opération la plus lucrative. Ils avaient vendu trois fois le même lot d'astrakan, soit dix ballots : la première fois pour mille trois cents roubles (Akhimas avait rattrapé le marchand et son commis sur un chemin forestier et les avait tous les deux poignardés) ; la seconde pour mille cent roubles (l'acheteur n'avait eu que le temps de pousser un cri étonné quand le jeune étudiant si courtois avec qui il faisait route lui avait planté dans le foie une lame à double tranchant) ; la troisième fois pour mille cinq cents roubles (l'Arménien, quelle aubaine, avait encore près de trois mille roubles dans sa ceinture !).

En tuant, Akhimas était parfaitement calme et n'était chagriné que si la mort n'était pas instantanée. Mais cela arrivait rarement : il avait la main sûre.

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j,

i.

Les choses avaient duré ainsi trois ans. Pendant cette période, le prince Bariatinski avait fait prisonnier l'imam Chamil, et la grande guerre du Caucase avait pris fin. L'oncle Chiran avait épousé une jeune fille issue d'une bonne famille de montagnards, puis avait pris une seconde épouse issue d'une lignée moins riche. Formellement elle était sa pupille. Il avait acheté à Solénovodsk une maison avec un grand parc dans lequel se promenaient des paons criards. Chiran avait beaucoup grossi et avait pris goût au Champagne qu'il dégustait sur sa terrasse tout en philosophant. Il n'avait plus envie de partir dans les montagnes à la recherche de marchandises; désormais, les gens qui savaient les lui apportaient eux-mêmes. Ils restaient longtemps avec lui à boire du thé et à débattre des prix. Si les pourparlers se révélaient difficiles, Chiran envoyait chercher Akhimas. Celui-ci entrait dans la pièce, portait poliment sa main à son front et regardait l'entêté sans rien dire, de ses yeux clairs et sereins. Cela marchait à tout coup.

Un jour d'automne, un an après que l'on eut en Russie libéré les paysans du servage, Chiran avait reçu la visite d'Abylgazi, un vieux compère. Celui-ci lui avait raconté qu'à Sémigorsk était apparu un homme nouveau, un chrétien converti du nom de Lazar Medvédev. Venu l'année précédente soigner ses maux d'estomac, il n'était plus reparti. Il avait épousé une jolie fille sans dot construit sur une colline une maison à colonnades et acquis trois sources. Désormais les curistes ne buvaient que l'eau de Medvédev et ne prenaient de bains que chez Medvédev, et l'on racontait également qu'il envoyait chaque semaine dix mille bouteilles d'eau minérale à Saint-Pétersbourg et autant à Moscou. Toutefois le plus intéressant n'était pas là mais dans le fait que Medvédev possédât une pièce blindée. Le converti n'avait pas confiance dans les banques, et il faisait bien, homme sage qu'il était. C'est dans sa cave, sous sa maison, qu'il conservait sa colossale fortune. Il avait là une petite salle dont les quatre parois étaient en fer et la porte

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capable de résister à un boulet de canon. Reconnaissant qu'il était difficile de pénétrer dans une pièce pareille, Abylgazi n'avait pas demandé d'avance pour ses informations et avait accepté d'attendre le temps qu'il faudrait. D'ailleurs ses exigences étaient modestes : seulement dix kopecks par rouble que Chiran réussirait à tirer de l'affaire.