" C'est un travail très difficile, avait fait Chiran en hochant gravement la tête, lui qui n'avait jamais entendu parler de pièces blindées. C'est pourquoi, estimé compère, si Allah me vient en aide, tu auras cinq kopecks par rouble. "
Après quoi il avait fait venir son neveu, auquel il avait rapporté les propos du vieil Abylgazi en ajoutant : " Rends-toi à Sémigorsk et vois de quelle pièce il s'agit. "
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Visiter la pièce blindée s'était révélé plus facile que ne l'avait pensé Akhimas.
Il s'était présenté chez Medvédev en jaquette grise et haut-de-forme assorti. D'abord, depuis l'hôtel, il lui avait fait parvenir une carte de visite qui portait, imprimé en lettres d'or :
Maison de commerce Chiran Radaév AFANASSI PETROVITCH VELDE, compagnon
Medvédev avait répondu par un petit mot disant qu'il connaissait bien la maison de commerce du respectable Chiran Radaév et priait le compagnon de passer le voir sans tarder. Et Akhimas avait dirigé ses pas vers une belle maison neuve située à la sortie de la ville, qui dominait un ravin abrupt et qu'entourait de toutes parts un haut mur de pierre. Ce n'était pas une maison mais une forteresse ; on aurait pu facilement y soutenir un siège.
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Cette première impression s'était trouvée renforcée quand Akhimas avait franchi le portail de chêne massif : dans la cour, deux gardes allaient et venaient, carabines à la main, et ces gardes portaient un uniforme militaire, bien que sans épaulettes.
Le maître de maison était chauve, bedonnant, avait un front fuyant et des yeux noirs pétillants d'intelligence. Il avait fait asseoir le jeune homme à ses côtés et lui avait proposé du café et un cigare. Après dix minutes de conversation nonchalante et courtoise portant sur la politique et sur les prix de la laine, il s'était enquis de ce qu'il pouvait faire pour être utile au respectable monsieur Radaév.
Akhimas lui avait alors fait part d'une proposition imaginée pour la circonstance : " II serait intéressant d'établir un échange d'eaux minérales entre Solénovodsk et Sémigorsk, avait-il expliqué. Chez vous, on soigne l'estomac, chez nous, les reins. De nombreux curistes souhaitent traiter l'un et l'autre. Pour éviter aux gens cent kilomètres de route cahoteuse à travers les montagnes, on pourrait ouvrir à Solénovodsk un magasin de la firme Medvédev et à Sémigorsk un magasin de la maison de commerce Radaév. Ce serait de bon profit pour tous les deux. - L'idée est bonne, avait approuvé le converti. Très bonne même. Malheureusement, la route pullule de brigands. Comment vais-je faire pour rapporter ma recette de Solénovodsk? - Mais pourquoi la rapporter? s'était étonné Akhimas. Il suffit de la déposer à la banque. " Medvédev avait caressé la petite couronne de cheveux frisottés qui entourait sa calvitie et souri : " Je n'ai pas confiance dans les banques, Afanassi Pétrovitch. Je préfère garder mes sous chez moi. - Mais c'est dangereux ! On peut vous dévaliser ! " avait rétorqué Akhimas en hochant la tête d'un air de reproche. Medvédev lui avait fait un clin d'oil malicieux : " Aucun risque ! D'abord j'ai chez moi des soldats à la retraite qui se relaient nuit et jour pour surveiller la maison. Mais je compte plus encore sur ma chambre forte dans laquelle per-
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sonne en dehors de moi ne peut pénétrer. " Akhimas était sur le point de demander des précisions quand le maître de maison lui avait lui-même proposé : " Voulez-vous la voir ? "
Tout en descendant à la cave (on y accédait par une entrée spéciale donnant sur la cour), Medvédev lui avait raconté que c'était un ingénieur de Stuttgart qui lui avait construit cet abri fermé par une porte d'acier d'une épaisseur de huit pouces. La porte possédait une serrure de sûreté comportant une combinaison de huit chiffres. Medvédev était le seul à la connaître, et il la changeait tous les jours.
Ils avaient pénétré dans une salle souterraine éclairée par une lampe à pétrole. Akhimas avait découvert la paroi d'acier et la porte bardée de plaques métalliques fixées par des rivets. " Une porte comme celle-là, on ne peut ni l'ouvrir ni la faire sauter, s'était vanté le maître de maison. Le maire de la ville lui-même me confie ses économies, de même que le chef de la police et les marchands du coin. Je demande un bon prix pour ce service, mais les gens s'y retrouvent tout de même. C'est beaucoup plus sûr que n'importe quelle banque. " Heureux d'apprendre que la chambre forte contenait plus que l'argent du seul Medvédev, Akhimas avait eu un hochement de tête admiratif.
Mais soudain le converti avait dit quelque chose de tout à fait inattendu : " Aussi, je vous serais reconnaissant de transmettre à votre respectable parent, que Dieu lui apporte santé et prospérité, qu'il n'a aucune raison de se tracasser. Je suis nouveau dans le Caucase, mais je sais ce qu'il faut savoir de chacun. Saluez Chiran Mouradovitch de ma part et remerciez-le de l'attention qu'il a bien voulu porter à ma personne. Quant à l'échange des eaux, c'est une bonne idée. Elle est de vous ?" Il avait tapoté l'épaule du jeune homme d'un air protecteur et l'avait invité à revenir, indiquant que, les jeudis, toute la bonne société de Sémigorsk se réunissait chez lui.
Le fait que Medvédev se fût révélé homme habile et bien informé ne constituait pas une difficulté. La difficulté avait
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Jà
surgi le jeudi quand, honorant l'invitation qui lui avait été faite, Akhimas s'était présenté dans la maison surplombant le ravin avec l'intention d'étudier la disposition des pièces.
Pour l'instant le plan était le suivant : il s'agissait de neutraliser la garde pendant la nuit et de se présenter au maître de maison en lui mettant le couteau sous la gorge pour voir à quoi il tenait le plus : la vie ou sa chambre forte. Ce plan était simple, mais il ne plaisait pas beaucoup à Akhimas. Premièrement, il ne pouvait pas agir seul. Deuxièmement, il existait des gens pour qui l'argent est plus précieux que la vie, et son intuition disait au jeune homme que Lazar Medvédev était de ceux-là.
Les invités étaient nombreux, et Akhimas espérait qu'au bout d'un moment, quand chacun aurait bien mangé et bien bu, il réussirait à s'éclipser en douce pour visiter la maison. Mais les choses n'en étaient pas venues là, car c'est au tout début de la soirée qu'avait surgi la difficulté signalée plus haut.
Quand le maître de maison l'avait présenté à son épouse, Akhimas avait simplement noté que le vieil Abylgazi n'avait pas menti, la femme était jeune et bien de sa personne : cheveux blond cendré, jolis yeux en amande. Elle s'appelait Evguénia Alekséievna. Mais les charmes de madame Medvédeva n'ayant rien à voir avec l'affaire, Akhimas, après avoir baisé la fine main blanche, était passé au salon où il s'était placé dans le coin le plus reculé, près d'une porte, d'où il pouvait à la fois observer tout à son aise l'assemblée et la porte qui conduisait aux appartements.
C'est là que la maîtresse de maison était venue le retrouver. Elle s'était approchée et lui avait demandé tout doucement : " C'est toi, Lia ? Oui, c'est toi, avait-elle ajouté, répondant elle-même à sa question. Personne d'autre n'a des yeux pareils. "
Akhimas était demeuré silencieux, saisi par une torpeur étrange inconnue de lui. Evguénia Alekséievna, elle, avait continué dans un murmure rapide et un peu désordonné : " Pourquoi es-tu là ? Mon mari dit que tu es un bandit et un
meurtrier et que tu as l'intention de le dévaliser. C'est vrai ? Ne réponds pas, cela m'est égal. Je t'ai tellement attendu ! Puis j'ai cessé d'attendre et je me suis mariée, et voilà que tu arrives. Tu vas m'emmener, dis ? Ce n'est pas grave si je ne t'ai pas attendu, tu ne m'en veux pas ? Tu te souviens de moi, n'est-ce pas ? Génia, de l'orphelinat de Skyrovsk. "
Et Akhimas avait brusquement eu devant les yeux un tableau auquel il n'avait pas pensé une seule fois durant toutes ces années : il quittait l'orphelinat avec Chiran, et une petite fille maigrichonne courait en silence derrière leur cheval. Il croyait se souvenir qu'à la dernière minute elle avait crié : " Lia, je t'attendrai ! "